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KLEIST HEINRICH VON (1777-1811)

L'individu face à l'État

À Dresde, cependant, puis à Berlin, Kleist essaie de lancer différentes revues, les unes littéraires, les autres d'inspiration nationaliste et farouchement hostiles à Napoléon et à la France. À la veille du retour de l'Autriche dans la coalition, il écrit La Bataille d'Arminius, une pièce qui transcrit sans ambages la situation politique du moment : c'est une explosion de haine et de violence, dont l'excès finit par basculer dans le grotesque et dans l'odieux ; Kleist y fait l'éloge de la traîtrise la plus vulgaire : en face d'un ennemi détesté, aucune arme n'est à rejeter ; pour en finir avec Napoléon, il faut le duper comme Arminius autrefois a dupé les Romains de Varus.

L'événement cependant ne répond pas à l'attente de Kleist : les Autrichiens sont battus à Wagram, les troupes françaises entrent à Vienne. Les revues de Kleist échouent l'une après l'autre ; les difficultés d'argent se multiplient. Kleist écrit encore son dernier drame, devenu la plus populaire de ses œuvres, Le Prince de Hombourg. On croit y percevoir un premier tournant dans la pensée de Kleist et comme un essai de conciliation. Le prince de Hombourg, perdu dans son rêve intérieur, a remporté la bataille de Fehrbellin en ne tenant pas compte des ordres qu'il a reçus ; il a triomphé, mais il est coupable – et la loi prussienne ne peut l'absoudre. Devant sa mort prochaine, le héros cependant prend peur ; il est prêt à toutes les supplications et à toutes les lâchetés. Jusqu'au moment où il se reprend, où il comprend sa faute et la nécessité de la loi et où il se soumet. Après cette conversion, l'Électeur peut enfin lui accorder le pardon. Pour la première fois, Kleist paraît émerger de l'anarchisme qui avait jusqu'alors inspiré son œuvre ; l'introverti aux prises avec ses démons semble enfin reconnaître l'existence d'un monde en dehors de lui et l'obligation de se soumettre à ses exigences.

Mais ce devait être la dernière œuvre de Kleist : c'est en juin 1811 qu'il met le point final au manuscrit du Prince de Hombourg ; six mois plus tard, il se donne la mort. Les dernières semaines de sa vie avaient été comme toujours ravagées par le souci et le désespoir. Il fait la connaissance d'une jeune femme, Henriette Vogel, atteinte d'un cancer inguérissable. Ils formèrent le projet de mourir ensemble. Dans une lettre exaltée, Kleist célèbre avec délices cette mort prochaine. Le 21 novembre 1811, au bord du Wannsee, près de Berlin, il tue Henriette Vogel d'un coup de pistolet, puis retourne l'arme contre lui.

La carrière de Kleist l'avait conduit dans le voisinage des milieux les plus conservateurs : Adam Müller, Savigny, Rühle von Lilienstern. Il avait fréquenté également de près quelques-uns des romantiques les plus notables de sa génération : Arnim, Brentano, Wilhelm Grimm. On aurait tort cependant de tirer de cette proximité des conclusions hâtives. Le hasard de l'histoire et le désir aussi de s'engager dans l'action l'avaient poussé de ce côté-là ; mais Kleist n'était pas un esprit politique. De même, on chercherait vainement dans son œuvre l'écho des thèmes romantiques. Il fut un génie singulier, mal fait pour écouter les leçons d'une école, peu apte à s'agréger à aucune société. Comme Hölderlin, comme Jean Paul, il reste à l'écart des grands mouvements de son temps, employé à approfondir son drame incurable.

— Claude DAVID

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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