TOULOUSE-LAUTREC HENRI DE (1864-1901)
L'art de Montmartre et l'art de Lautrec
L'art de Lautrec s'est donc formé à l'imitation d'une réalité entièrement transmuée en spectacle, mais en spectacle lui-même monté avec un art savant et prestigieux. Ses acteurs ont bien mérité leur gloire, si amer qu'en soit souvent le déclin. Mais, dans le moment de son éclat, cette gloire était pleinement justifiée. Il n'est déesse mythologique ni princesse de l'histoire qui ait été célébrée de plus fière, gracieuse et magnifique manière que La Goulue, telle que, entrant au Moulin-Rouge, nous la présente un tableau de 1892. À l'occasion d'un tel chef-d'œuvre, il faut reconnaître en Lautrec un de ces artistes privilégiés – privilège d'autant plus étonnant qu'il est celui d'un amoureux difforme – pour qui la femme, tout d'elle, son corps comme ses toilettes et ses attitudes et les infinies possibilités qu'elle peut avoir de se montrer, constitue une inépuisable promesse de mystère et de beauté. Thadée Natanson, dans son livre, a consacré à la femme et aux femmes, et à la richesse de variations qu'elles offrent à un voluptueux – surtout de l'espèce de Lautrec – des pages et des pages d'étourdissants croquetons.
Les vedettes, donc, que ce soit la Goulue, Valentin le Désossé, Jane Avril, tant d'autres qui ont alors fait courir tout Paris, inspirent, par l'art qu'elles créent sur la scène, l'art que Lautrec crée dans ses peintures, ses dessins, ses lithos, ses affiches. Ses affiches, c'est peut-être par là qu'il se rapproche le plus du génie de ses modèles, d'abord parce qu'elles lui permettent d'affronter, comme eux, un public bien plus vaste que celui des Salons et des expositions, le public de la rue. Ensuite, parce que c'est dans l'affiche, ses lignes nettes, ses fulgurants aplats de couleur, son pouvoir d'attirer l'œil du passant et de le maintenir subjugué, et dès lors obsédé, que l'art de Lautrec s'assimile à celui de la vedette seule sur la scène, et en même temps atteint au sommet de lui-même, à sa plus vive expression, à toute l'impérieuse pureté de son style.
La vedette peut onduler comme une arabesque ou se désarticuler comme un mannequin. Il n'est rien de ce qu'elle est, costume compris, rien de ce qu'elle fait jusqu'à la pointe de son pied, de son sourire, de son œil ou d'une plume de son boa qui n'exprime quelque chose et par conséquent ne se traduise, dans l'expression graphique, en un trait, un angle, un point, une courbe. L'adorable Yvette Guilbert a vécu assez longtemps pour qu'on puisse enregistrer sa voix chantant les chansons qu'elle interprétait avec une froide impertinence au temps de ses fameux gants noirs. Ainsi nous est-il donné de savourer son art incomparable de l'énonciation, de l'articulation, qui confère aux plus secrètes et par conséquent ironiques intentions une si incisive netteté. Mais tout le style de Lautrec se retrouve dans cette netteté comme il se retrouve dans les chansons d' Aristide Bruant et qui sont de suprêmes chefs-d'œuvre de la poésie française dans la filiation de Rutebeuf et de Villon. Que dire de ce pantalon : « On étal', son culbutant / Minc' des g'noux et larg' des pattes », sinon qu'il est dessiné par le crayon de Toulouse-Lautrec ? En tout cela, même miracle : celui d'un art absolument salubre et sec.
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Écrit par
- Jean CASSOU : écrivain
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