TOULOUSE-LAUTREC HENRI DE (1864-1901)
Les filles
Dans la période allant de 1888 à 1892, on peut citer comme chefs-d'œuvre de la peinture de Lautrec d'abord ce pétulant souvenir de l'enfance et des origines : Le Comte Alphonse de Toulouse-Lautrec conduisant son mail-coach à Nice (1881, Petit Palais, Paris), puis Gueule de bois ou la Buveuse, pour qui posa Suzanne Valadon, La Danse au Moulin-Rouge (1890). Il peint aussi des pierreuses et autres aimables ombres passagères qui n'ont laissé qu'un prénom ou un surnom, Berthe la Sourde, Casque d'Or. Plus tard, la fête montmartroise descend vers le Paris de luxe, les Champs-Élysées sous les feuillages desquels scintillent le Jardin de Paris, les Folies-Bergère où la Loïe Fuller jette tous ses feux, les bars anglais du quartier de la Madeleine que fréquentent les jockeys, les lads, les cochers et les clowns Footit et Chocolat. De nouveaux personnages illustrent la comédie de Lautrec : la clownesse Cha-u-kao, la chanteuse irlandaise May Belfort en qui il retrouve quelque chose de l'étrange charme acide de Jane Avril, la danseuse anglaise May Milton, l'extraordinaire Marcelle Lender, qu'il immortalise dans une de ses plus fougueuses grandes compositions : Marcelle Lender dansant le boléro de Chilpéric (1895-1896). Mais il s'intéresse aussi à la Comédie-Française et à toute la vie théâtrale parisienne, en fait entrer dans sa galerie les plus fameuses figures, Sarah Bernhardt, Ève Lavallière, Rose Caron, Réjane, Moréno, Pollaire. Cependant, la nostalgie lui revient d'un passé plus mystérieux : il l'a sans doute ressentie lorsqu'il a retrouvé la Goulue tombée dans la débine et qu'il a peint deux grands panneaux pour sa baraque de foire.
On touche ici au fond le plus humain de cet être exclu de l'ordre commun, et plus encore lorsqu'on le suit dans le caprice qui lui est venu vers 1892 de prendre parfois pension dans les maisons closes, d'y vivre dans l'intimité des femmes tombées au plus bas degré de l'aventure féminine et auxquelles il réserve les secrets de sa gentillesse, de sa fraternelle attention à toute infortune et, en somme, de son culte de la femme, laquelle, sous quelque aspect que le destin l'oblige à se présenter, reste toujours la plus merveilleuse des créatures. Les siècles les plus épris de cette souveraine des cœurs, par exemple le xviiie, n'ont rien produit de plus aigu, de plus séduisant que les médaillons du bordel de la rue d'Amboise. Et celui de la rue des Moulins lui a inspiré l'étrange et, en vérité, très simple et pur chef-d'œuvre tranquillement intitulé Au salon. Un suprême hommage à ces femmes de vie conventuelle et misérable, qu'il emmenait en promenade ou au théâtre leur jour de sortie, est l'album de lithographies Elles (1896).
L'art consacré à ce thème, comme d'ailleurs à tous les thèmes de Lautrec, marque trop ce que ceux-ci, comme leur auteur, ont d'excentrique, d'en dehors, pour être classé comme art naturaliste ; il ne relève pas du genre alors dominant : le naturalisme. Certes, il peint les mœurs du temps, c'est un art de moraliste, mais non d'un froid moraliste, ni non plus d'un moraliste satirique. Degas, à qui on ne peut manquer de comparer Lautrec, est, lui, un moraliste de cette sorte, et un naturaliste. Mais s'il l'est avec une si âpre, amère, atroce férocité, c'est que, au bout du compte, il se sent à l'aise dans le monde dont il fait partie. Il l'injurie parce qu'il en fait partie. Mais le destin a rejeté Lautrec hors de ce monde, et Lautrec ne s'en prend ni au monde ni non plus à lui-même. Son art est d'autant plus bouleversant que la tristesse qu'on y perçoit très au fond, tout au fond, est d'un caractère absolument pur et comme évangélique.
Cet art, il lui a consacré toutes les forces de[...]
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Écrit par
- Jean CASSOU : écrivain
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Médias
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1820 Début de la publication...