AMIEL HENRI-FRÉDÉRIC (1821-1881)
L'écriture des jours
Amiel commence en 1838, à dix-sept ans, à tenir le journal de ses pensées, sur un carnet. C'est d'ailleurs, en un sens, de l'invention du cahier, du carnet, autrement dit du livre personnel et portatif, qu'il faudrait dater la naissance du Journal intime, aussi bien chez Maine de Biran, qui avait utilisé le « mémorial horaire ou thermomètre d'emploi du temps et biomètre » (Amiel parlera en 1848 de tenir le « thermomètre de [son] état psychologique ») et l'« agenda général ou mémorial portatif », tous les deux conçus par le chevalier Jullien dans les années 1810, que chez Stendhal, qui avait connu ces mêmes ouvrages. Le premier carnet d'Amiel commence par la notation caractéristique : « Rien fait cette semaine », qui le situe dans une tradition déjà constituée d'examen de soi, de tenue des comptes moraux, de recherche de l'amélioration personnelle, en particulier sous l'angle, assez caractéristique du calvinisme, de l'exhortation à agir, qui le poursuivra en vain toute sa vie. Mais ce que Amiel lui-même appellera plus tard son « premier Journal » date de 1839. Cependant, ce n'est qu'à partir de l'automne de 1847 qu'il s'astreint à une rédaction quotidienne, appliquant ainsi en le transformant le précepte de Pline le Jeune, nulla dies sine linea, pas de journée sans ligne écrite, fût-ce celle-ci, marquée par une contradiction qu'aucun humour n'assaisonne : « Aujourd'hui, rien écrit. »
De cette activité sont issues seize mille huit cent quarante pages manuscrites, chiffre écrasant dont Amiel lui-même a suivi la progression et tenu le compte (octobre 1867 : huit mille cent pages en vingt ans, c'est quatre cents pages par an, plus d'une par jour. Quelle immense paperasserie »), se relisant, prenant soin de ses papiers, se souciant de leur conservation et de leur préservation, et plus tard de cette forme de préservation particulière qu'est la publication, en tout cas partielle. Caractéristique est l'étiquette qu'il avait rédigée pour la malle contenant ses papiers : « Je n'autorise personne à détourner ni à détruire, en tout ni en partie, aucun feuillet de mon Journal intime et même je l'interdis positivement. » Ce soin naît évidemment de la conscience qu'il prend d'avoir accumulé là son trésor d'écriture, mais aussi des lectures qu'il fait d'autres journaux intimes (ou textes intimes) publiés. En ce sens, Amiel capitalise l'expérience d'un demi-siècle d'écrits intimes, et cela très consciemment. En 1848, il lit la première publication, en feuilleton, des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand ; c'est le même Chateaubriand qui avait publié, préfacé et fait connaître les Pensées de Joubert en 1838. Ainsi note-t-il, en décembre 1849 : « Une pensée : pourquoi ne pas essayer des Pensées et fragments (comme Joubert) dans la Bibliothèque universelle. » C'est ce qu'il fera avec À bâtons rompus et Grains de mil, qui comportent des extraits de son Journal. En janvier 1853, il lit la traduction française, parue à Genève, du premier Journal de Lavater et se livre à cette occasion à des considérations générales sur ce qui, à ses yeux, fait figure de genre constitué : « Chaque journal intime exprime la tendance essentielle de celui qui l'écrit [...]. Pour Byron, son Journal, ce sont des mémoires ; pour Goethe ou Baader, ce sont des carnets d'étude ; pour Lavater, c'est un confessionnal et un oratoire. » Le Journal de Maine de Biran lui est recommandé en 1857 par Ernest Naville, son prédécesseur à la chaire d'histoire de la philosophie, qui en avait publié une partie sous le titre Maine de Biran, sa vie et ses pensées. Amiel note alors, avec une cruauté dont il sait qu'elle le[...]
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Écrit par
- Pierre PACHET : maître de conférences à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
Classification
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