AMIEL HENRI-FRÉDÉRIC (1821-1881)
La matière du Journal
Pour une part très importante, le Journal d'Amiel enregistre et cherche à préserver la substance des jours : promenades, rencontres, repas, cours préparés et professés, lectures. Ce faisant, il accentue le mouvement, sensible dès les répertoires du chevalier Jullien, visant à systématiser l'enregistrement, privilégiant les classifications, les listes, tout ce qui permet la récapitulation des acta (les choses faites) et des agenda (les choses à faire). Souci moral de perfectionnement et souci administratif (bien gérer sa vie) se croisent et s'additionnent pour donner par exemple la liste, dressée par Amiel, des cent vingt pièces dramatiques de Calderón, avec les titres complets, ou la reconstitution détaillée du plan de table d'un dîner de famille, avec ses quarante et un convives, ou encore des listes de principes (comme en dressait déjà Benjamin Franklin), de bonnes résolutions numérotées, et des collections de citations choisies pour leur valeur morale, tirées par exemple de L'Imitation de Jésus-Christ.
Mais l'essentiel, le durable, pour nous, n'est plus là. « La seule chose positive où je puisse construire quelque chose de durable, c'est l'Étude de la conscience humaine et de ses Métamorphoses », note Amiel avec lucidité en décembre 1860 (citation relevée par Georges Poulet). Certes, la curiosité d'Amiel est grande ; mais si son esprit se porte vers le monde, à la périphérie des choses, c'est pour mieux pouvoir s'observer, revenir sur lui-même et enregistrer son flux, sa fluidité même. C'est là qu'il excelle, c'est là que sa plume invente les formes littéraires, les images nécessaires pour capter ce qui est l'impalpable de sa conscience, transparence qui rend visible le vide qu'il sent au centre de lui-même. Mars 1850 : « Je suis une comète sans noyau. » Mai 1850 : « Je me maintiens fluide et ne me cristallise jamais. » Mars 1862 : « Je me sens caméléon, kaléidoscope, protée, muable et polarisable, de toutes les façons, fluide, virtuel, par conséquent latent même dans mes manifestations, absent même dans ma représentation, semblable au fluxus perpetuus d'Héraclite. » Par là, le Journal échappe à l'égocentrisme malheureux qui grève les pages consacrées aux hésitations devant le mariage ou aux pollutions nocturnes. Cette fois-ci, les descriptions impalpables d'Amiel le décrivent comme l'autre pour lui-même en lequel son écriture le transforme : « Le Journal intime me dépersonnalise tellement que je suis pour moi-même un autre et que j'ai à refaire la connaissance biographique et morale de cet autre » (avril 1876). En ce sens, sa réflexion se distingue nettement d'une réflexion morale ou religieuse, elle vise avec précision l'énigme même de la conscience : « Le centre de ma vie intérieure n'est pas la conscience religieuse, ou la conscience morale, ou la conscience scientifique seulement, mais la conscience générale, le retour de l'âme sur elle-même » (1853). Et même si sa pensée s'enracine dans le Journal, avec son insistance sur la succession et la discontinuité des jours, elle s'en émancipe en définitive et échappe à tout genre connu, en accédant à une sorte d'intemporalité immobile, sans cesse reprise, sans cesse à retrouver.
Le mouvement le plus surprenant qu'Amiel assigne à sa conscience, c'est ce qu'il nomme la « réimplication », consistant à remonter en soi comme au-delà de soi-même, jusqu'au germe de sa propre existence : « par exemple, se dépouiller de son époque et rebrousser en soi sa race jusqu'à redevenir son ancêtre [...], se défaire de son organisation actuelle en oubliant et en éteignant de proche en proche ses divers sens et rentrant sympathiquement, par une sorte de résorption merveilleuse, dans l'état psychique antérieur à la[...]
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Écrit par
- Pierre PACHET : maître de conférences à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
Classification
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