LHOTE HENRI (1903-1991)
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Depuis l'immense succès de son ouvrage populaire, À la découverte des fresques du Tassili (paru en 1958, réédité trois fois, traduit en quinze langues), Henri Lhote symbolise auprès d'un vaste public la recherche en art rupestre saharien.
Dès 1850, pourtant, on connaissait l'existence de figurations sur les rochers du Sahara, et quelques premières études de synthèse, très partielles et entachées d'opinions trop personnelles, avaient paru dans les années1920. Vers 1933-1935, le lieutenant Brenans rapporta du Tassili des carnets de « relevés » de gravures et surtout de peintures. Henri Lhote avait alors une trentaine d'années. Sa formation d'origine n'était pas celle de préhistorien, mais celle de naturaliste, de géographe et d'ethnographe. Ses premières missions au Sahara avaient concerné les migrations des criquets pèlerins, et c'est par hasard qu'il avait découvert, au Hoggar, des figurations rupestres. Il avait alors entrepris des recherches et reconnu de nouvelles stations. Encouragé par l'abbé Breuil, il étudia les carnets de Brenans.
Une mission au Tassili ne put cependant être mise sur pied immédiatement. La guerre survint. Dans les années d'après guerre, Lhote entra au C.N.R.S. Il mena de front, pendant quelques années, des études ethnographiques sur les Touareg (ses ouvrages Les Touaregs du Hoggar et La Chasse chez les Touaregs sont des classiques) et des études sur l'art rupestre. En 1952, il présente une étude sur les relevés de Brenans, étude dans laquelle il se détache clairement des idées de l'abbé Breuil, obsolètes et parfois fantaisistes. Lorsque la guerre d'Algérie éclate, la France, pour des raisons évidentes, désire manifester sa présence culturelle en Algérie. Une mission d'envergure pour l'exploration archéologique du Tassili fut décidée et confiée à Lhote.
En 1956-1957, puis à nouveau en 1959, Henri Lhote, avec une douzaine de peintres et photographes, inventoria les sites rupestres majeurs du Tassili central. Des reproductions des plus belles œuvres furent exposées, à la fin de 1957, à Paris au pavillon de Marsan. Le public cultivé put enfin situer, dans leur vraie dimension, ces images mystérieuses des pasteurs néolithiques du Sahara. Il découvrait que, voici quelques millénaires à peine, le désert avait fleuri, des peuples socialement et idéologiquement structurés y avaient vécu et, comme toutes les grandes civilisations, avaient créé un art original.
Après ses missions au Tassili, Henri Lhote prend en main l'essentiel de la recherche sur les figurations rupestres dans tout le Sahara algérien. Durant les trente dernières années, il a publié une masse énorme de documents rupestres, cinq fois plus qu'il n'en avait été publié avant lui. Ses principaux ouvrages ont trait aux figurations rupestres de l'Oued Djerat (Tassili du Nord), du Tassili central, de l'Atlas saharien et de l'Aïr (Niger). Ces publications définissaient un domaine scientifique au sein d'une littérature saharienne encombrée d'ouvrages où la présentation artistique des images et le lyrisme du commentaire — même sous des plumes de professionnels — tenaient souvent lieu d'exposé scientifique. Parallèlement à cet apport documentaire capital, Henri Lhote a développé les aspects théoriques, disputant de la classification et de la chronologie, de l'évolution des faunes, des problèmes des débuts de l'art rupestre, des groupes berbères historiques, etc. Ses positions, inévitablement, ont été forgées en accord avec « l'air du temps », les idées de leur milieu de formation. Certaines ont vieilli, d'autres sont devenues insoutenables.
Un exemple notable est celui de la classification et de la chronologie. Celles de Lhote, vulgarisées dans tous les ouvrages d'initiation et les « livres d'images », reprennent un schéma proposé en 1933 par Monod. À cette époque, des chercheurs prétendaient encore que les plus anciennes figurations sahariennes, les gravures de l'école dite « bubaline », remontaient au Paléolithique. Raymond Vaufrey démontra, en 1939, que toutes les figurations sahariennes étaient d'époque plus récente, néolithique. Cette erreur des années 1930 laissa toutefois un résidu dans les esprits. En effet, la chronologie de Monod, reprise et complétée par Lhote, stipule quatre « périodes » :bubaline, bovidienne, caballine et cameline, chacune définie à la fois par des styles et techniques propres ainsi que par la présence d'un fossile directeur, respectivement : le buffle antique, le bœuf domestique, le cheval, le chameau. Lhote et divers chercheurs de sa génération, tout en admettant que la « période bubaline » n'est pas d'âge paléolithique, la déclarent cependant, par a priori, « prépastorale » : ils soutiennent qu'elle ne figurerait que de la faune sauvage, les animaux domestiques n'apparaissant qu'à la période suivante, la période bovidienne. Or cette affirmation s'est trouvée en contradiction avec de nombreux documents rupestres montrant des bœufs et des moutons indubitablement domestiques (onconnaît même une scène de traite du lait) sur des parois appartenant incontestablement, par le style et les techniques, à l'« école bubaline ». Lhote n'a apporté que des réponses confuses à ces questions, alors qu'il fallait purement et simplement abandonner des idées obsolètes : il n'y a rien de « prépastoral » dans les figurations, la « période bubaline » n'existe pas comme période, ce n'est qu'une « école » stylistique, contemporaine de la « période bovidienne ». Précisons cependant que, si Henri Lhote a parfois traîné ainsi avec lui l'héritage des générations précédentes, il s'en est souvent désolidarisé. C'est lui, par exemple, qui a fait renoncer Breuil à l'idée que l'art rupestre saharien ait quelque rapport, idéologique ou chronologique, avec l'art rupestre du Levante espagnol ou avec celui des Bochimans d'Afrique du Sud, vieilles lunes à la mode dans les années trente et qui, heureusement, n'encombrent plus le champ de la recherche saharienne.
Paradoxalement, pour un domaine aussi immense, Lhote fait figure de chercheur isolé. D'une part, il s'est cantonné, trop exclusivement, à une aire géographique vaste mais strictement délimitée : le Sahara central et occidental, le Sahel francophone et l'Atlas saharien. Son œuvre n'inclut que de rares références aux autres domaines sahariens. D'autre part, il ne s'est guère préoccupé des apports récents des autres disciplines : l'archéozoologie, la climatologie, la datation au carbone 14, les découvertes américaines dans le désert occidental d'Égypte. Le déséquilibre paraît excessif entre la connaissance étendue que, pour son domaine et sa discipline, possédait à l'évidence Lhote — une encyclopédie vivante, l'a-t-on appelé — et cette position tendant à ignorer ce qui leur était extérieur.
En outre, Lhote n'a guère eu de disciples, il n'a pas créé d'« école ». Ses relations avec les institutions archéologiques étaient rarement excellentes — on supportait mal qu'il traitât directement, pour ses missions, avec André Malraux, alors ministre de la Culture. Et on le jalousait évidemment pour ses succès. L'homme, d'une droiture sans faille, avait la nuque raide, le tempérament rugueux il supportait mal la contradiction et les arrière-pensées. Il se retrouvait surtout marginalisé dans une Algérie où, considéré comme une figure marquante de la période coloniale, il se sentait persona non grata. Dans les années1970, il abandonna l'Algérie pour le Niger, se consacrant à l'étude des figurations de l'Aïr. Un coup d'État, en 1974, chassa le président Diouri qui l'avait mis en poste, et Henri Lhote, considéré comme lié à l'ancien pouvoir, dut quitter le Niger.
Henri Lhote a structuré un champ de recherche, celui de l'art rupestre saharien, qui jusque-là n'avait fait l'objet que d'incursions mal reliées les unes aux autres : avec lui, on quittait ce qu'Auguste Comte a appelé l'âge théologique — celui des grands prêtres édictant ex cathedra leur vision personnelle — pour entrer dans l'âge positif. L'étude objective et la controverse devenaient possibles. Même si cet avènement charriait encore des résidus des cadres de pensée des générations précédentes, même si Lhote lui-même procédait encore fréquemment par intuitions insuffisamment discutées, une discipline autonome a pris corps grâce à lui, avec ses lignes de force et ses zones d'ombre.
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Écrit par
- Alfred MUZZOLINI
: ingénieur géologue à l'Institut géographique national, docteur en préhistoire, rédacteur en chef de la revue
Sahara
Classification
Autres références
-
PRÉHISTORIQUE ART
- Écrit par Laurence DENÈS , Jean-Loïc LE QUELLEC , Michel ORLIAC , Madeleine PAUL-DAVID , Michèle PIRAZZOLI-t'SERSTEVENS et Denis VIALOU
- 27 738 mots
- 11 médias
...documentées par le lieutenant Brenans, dont les carnets de terrain furent publiés par l'abbé Breuil en 1954, dans un article qui décida un jeune zoologiste, Henri Lhote, à consacrer sa vie à l'étude des arts rupestres du Sahara. À partir de 1956, celui-ci releva de nombreuses fresques au cours de ses expéditions...
Voir aussi