MATISSE HENRI (1869-1954)
L'homme normal ?
La représentation désastreuse dans les collections françaises des peintures réalisées par Matisse au cours des années 1904-1917 nous ramène d'abord à la réception mouvementée des peintres dits « fauves » – Matisse, Derain, Vlaminck, et d'autres anciens élèves de Gustave Moreau – lors du Salon d'automne de 1905. L'œuvre de Matisse, lisait-on dans La Grande Revue en 1908, « excite trop de mépris, de colère ou d'admiration pour que [l'on] s'en tienne à l'appréciation forcément rapide qu'ont dû en donner jusqu'à présent les critiques... ». Il fallait donc que le peintre lui-même s'exprime sur ces passions excessives. Ce qu'il fit dès 1908, en des termes désormais célèbres : « Ce que je rêve, c'est un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l'homme d'affaires aussi bien que pour l'artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui délasse de ses fatigues physiques. »
Comme le note Jack Flam dans les actes du colloque « Matisse aujourd'hui », il semble évident, en regard de certaines avant-gardes du début du siècle, que l'art de Matisse ne répond à aucun programme idéologique spécifique. L'artiste lui-même, fils de la bourgeoisie de province, qui avait débuté une carrière comme clerc d'avoué avant d'être « poussé par je ne sais quoi, une force » vers la peinture en 1890, se présentait comme un modèle d'homme « normal ». Mari et père dévoué, allant au théâtre, montant à cheval, possédant une maison confortable, un beau jardin : « comme n'importe quel homme », tenait-il à préciser. L'apparente absence d'angoisse existentielle de ses sujets finit toutefois par se retourner contre les valeurs qu'elle devrait conforter. Dès Luxe, calme et volupté (1904), dont le titre servira souvent l'interprétation d'un art lénifiant, l'œuvre de Matisse exalte l'oisiveté, la contemplation, la promesse d'un retour au paradis perdu. Elle se développe ainsi comme une rêverie lente et décalée, fruit d'un intense délire qui se lit, par exemple, dans le regard éthéré de la Femme devant un aquarium de 1921 – année à partir de laquelle il partage sa vie entre Nice et Paris –, un tableau typique de sa période néo-classique (dite « niçoise »). Perdues dans un autre temps et un autre espace, ses pensées rejoignent celles des Marocains fumeurs de narguilé, « ces grands diables qui restent des heures contemplatifs, devant une fleur et des poissons rouges », que Matisse, après les avoir observés lors de ses voyages en 1912-1913, dépeignait dans Le Café arabe (1913).
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Écrit par
- Hervé VANEL : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Brown, Rhode Island (États-Unis)
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