MATISSE HENRI (1869-1954)
La peinture mise en scène
La peinture de Matisse met en scène la peinture elle-même et ses éléments constitutifs ; elle expose, interroge et dérègle méthodiquement ses conventions. En 1907, le critique Louis Vauxcelles saisissait parfaitement devant le Nu bleu (souvenir de Biskra), un jeu d'influences réciproques (qu'il redoutait) entre les lois internes du tableau, la réalité observée et la représentation : « Je ne voudrais, en quoi que ce fût, froisser un artiste dont je sais l'ardeur, la conviction ; mais le dessin m'apparaît ici rudimentaire et le coloris cruel ; [...] le hanchement du corps déformé détermine une arabesque de feuillage à moins que ce ne soit l'incurvation du feuillage qui motive la courbe de la femme. » Cette rime plastique entre la palme et la hanche est caractéristique de la soumission de la nature à « l'esprit du tableau » auquel aboutit Matisse. Sa peinture repose, en partie, sur un aller et retour entre le motif, le peintre et le tableau. Tout près de son modèle, quel qu'il soit, et comme « en lui-même », l'attitude de Matisse engendre d'abord une forme d'identification violente pour se tenir, selon ses propres termes « en émotion, en état d'une sorte de flirt qui finit par aboutir à un viol ».
À ces deux termes qui n'en font plus qu'un s'incorpore un troisième, le tableau, qui impose ses propres lois : « Dans la Nature morte au magnolia[1941], expliquait ainsi Matisse, j'ai rendu par du rouge une table de marbre vert ; ailleurs il m'a fallu une tache noire pour évoquer le miroitement du soleil sur la mer ; toutes ces transpositions n'étaient nullement l'effet du hasard ou d'on ne sait quelle fantaisie, mais bien d'une série de recherches à la suite desquelles ces teintes m'apparaissaient nécessaires, étant donné leur rapport avec le reste de la composition, pour rendre l'impression voulue. » En un sens, Matisse se situe précisément entre la convention classique qui veut que l'artiste donne un coup d'œil sur la toile, un demi sur la palette et dix sur le modèle, et celle de l'abstraction qui, selon la formule de Kandinsky en 1913, impose « dix coups d'œil sur la toile, un sur la palette, un demi sur la nature ».
De bout en bout, son art accélère, aggrave certaines tensions inhérentes au système de la représentation. Celles, par exemple, qu'induit le cadre que l'on voit mis en abyme dans l'espace de l'Intérieur aux aubergines(1911) – dont l'état original comprenait un cadre peint –, transgressé par les figures en expansion de La Danse de la fondation Barnes (1932-1933), dont il avait accepté la commande lors de son second séjour aux États-Unis, à la fin de l'année 1930. Cette limite physique entre l'art et la réalité est perturbée par la réinjection de sa propre peinture dans l'espace des deux versions de Capucines à « La Danse » (1912), ou dans celui de l'Atelier rouge (1911) dans lequel on dénombre une dizaine d'œuvres de Matisse représentées. Cette frontière se trouve même totalement niée par certaines photographies, comme celles de l'appartement du peintre en 1946 envahi par les figures composant Océanie : le ciel.
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Écrit par
- Hervé VANEL : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Brown, Rhode Island (États-Unis)
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