IBSEN HENRIK (1828-1906)
Les drames contemporains
Est-ce la conscience de l'impasse où le menaient ces sortes de spéculations ? Pendant quatre ans, Ibsen n'écrit plus rien ; il voyage beaucoup, se fixant pour quelque temps à Munich, puis revient à Rome. En 1877, avec les Soutiens de la société (Samfundets Stötter), il inaugure une nouvelle série de pièces, les drames dits contemporains parce que leurs sujets sont pris dans l'actualité, au prix d'une curieuse alchimie littéraire où s'amalgament données réelles, théories sociales, politiques et philosophiques, intentions satiriques et créations de personnages d'une admirable vérité. Sans doute y retrouve-t-on l'influence de B. Björnson qui, avec Le Rédacteur (1874) et Une faillite (1875), rendait, lui aussi, les armes au réalisme ; à vrai dire, après avoir sacrifié à tous les genres, s'être intéressé à toutes les époques et conçu tant de théories, il était naturel que, poussé par l'esprit de son temps, Ibsen fût tenté d'incarner ses idées dans des personnages réalistes et contemporains. La satire est nette : « Cette surface fardée et dorée que présentent les grandes sociétés, que cache-t-elle au juste ? vide et pourriture, si j'ose dire. Aucun fondement moral à la base. En un mot, des sépulcres blanchis, ces grandes sociétés d'aujourd'hui. » Pourtant, on ne saurait s'en tenir à cela : les drames contemporains n'ont rien de tableaux de mœurs purs et simples ; on y retrouve sans peine les idées-thèmes de l'auteur, la soif de vérité qui torture l'individu, et l'affirmation finale : « L'esprit de vérité et de liberté, voilà les soutiens de la société. »
La démarche est plus nette encore dans Maison de poupée (Et Dukkehjem, 1879). La pièce part d'un fait divers, l'histoire de cette Laura Kieler qu'a connue Ibsen ; femme d'un professeur, elle a, secrètement, emprunté pour sauver son mari malade et se le verra reprocher ensuite : l'affaire s'était terminée par un divorce. Les thèses féministes, lancées par Camilla Collett, faisaient alors fureur en Norvège et Ibsen, qui avait proposé une femme comme bibliothécaire à l'Union scandinave, à Rome, étudie, comme le voulait l'avant-garde norvégienne, le conflit entre la femme et la société masculine, stigmatisant la « double morale « : une pour l'homme, qui prévaut, l'autre pour la femme ; c'est là le procès de l'égoïsme et du cynisme masculins. Maison de poupée exprime aussi, avec une intensité tragique, la difficulté, sinon l'impossibilité de la communication des consciences, l'angoissante dialectique du bonheur et du malheur, les sinistres antinomies entre imaginaire et réel, tandis qu'un thème qui fera long feu affleure à intervalles : notre passé nous suit et nous accable. Et surtout, toute analyse mise à part, il reste deux êtres humains, Nora et Helmer, d'une inoubliable chaleur de vie. Le succès mondial de cette œuvre, qui ne s'est jamais démenti, atteste suffisamment que sa valeur ne réside pas uniquement dans la thèse qu'elle défend.
Un point de départ dans la réalité, des théories souvent audacieuses incarnées en des personnages puissants, le tout servi par un art d'une rigueur, d'une économie et d'une habileté consommées : la formule est au point et sera désormais impeccablement appliquée. Voici Les Revenants (Gengangere, 1881), c'est-à-dire, non seulement les tares héréditaires, mais aussi les idées et les croyances que l'on pensait mortes et qui resurgissent, accablant une femme qui essaie de se réaliser elle-même et de rester fidèle à son meilleur moi. La pièce fit scandale pour avoir évoqué crûment maint sujet tabou, les maladies vénériennes, par exemple, l'inceste, l'ivrognerie, et pour avoir proclamé le droit de l'individu[...]
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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Médias
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