PONTOPPIDAN HENRIK (1857-1943)
L'un des paradoxes qu'impose l'étude de l'œuvre de Pontoppidan, romancier danois qui se définissait lui-même comme « un simple soldat dans l'éternelle lutte pour la libération de l'esprit humain », est qu'il ait pu être à la fois le plus grand écrivain naturaliste du Danemark et un violent contempteur de la veulerie moderniste. Toute sa vie, il a appelé de ses vœux l'épreuve qui purifierait son pays, persuadé qu'il était qu'une vie sans souffrance est irréelle, « artificielle et stérilisée, un enfer d'une limpide clarté ». Dès ses débuts, avec des recueils de nouvelles comme Les Ailes coupées (Staekkede Vinger, 1881), il avait introduit dans la littérature danoise le genre du réalisme social en fustigeant les injustices qui accablent les déshérités et en accusant la société hypocrite, responsable d'avoir fait de la bonne conscience la suprême des vertus.
Ce refus de ruser avec la dure réalité, il l'a dit dans une œuvre abondante d'où émergent trois grands romans : La Terre promise (Det Forjaettede Land, 1891-1895), Pierre le chanceux (Lykke-Per, 1898-1904) et Le Royaume des morts (De Dødes Rige, 1912-1916). Livres pessimistes, ils sont tous les trois de bonnes expressions de ce que l'on a appelé le radicalisme scandinave, implacables condamnations du juste milieu et de l'esprit de compromis. En même temps, ils représentent un amer constat sur le pouvoir avilissant et stérilisant de notre prétendue civilisation ; Le Vol de l'aigle (Ørneflugt, 1894) le dit à travers une affabulation transparente qui, de plus, prend le contre-pied de la vision pleine d'espérance d'Andersen : « Finalement, il ne sert à rien de sortir d'un œuf d'aigle si l'on a grandi dans un nid de canards. » On ne lutte pas contre le terrible pouvoir coercitif des institutions, des usages, des traditions. Les rêveries utopiques sont vaines. Tenter héroïquement de lutter contre les innombrables déterminismes qui pèsent insidieusement sur nous (milieu, enfance, éducation, entre autres) mène au silence, au désespoir ou à la maladie mentale. Et nul ne peut se vanter de peser victorieusement contre le destin.
On voit que l'ombre immense de Kierkegaard couvre cette pensée dont le courage force l'estime, et explique qu'il ait obtenu, avec Karl Gjellerup, le prix Nobel en 1917. Il y a du « tout ou rien » ibsénien chez Pontoppidan, c'est-à-dire une résolution de la fameuse alternative kierkegaardienne. Mais, en même temps, ce cœur généreux, cet homme lucide qui ne cherche pas à détourner le regard de la réalité sait fort bien que le jeu avec les grandes abstractions reste coupé de la vie humble et rude. C'est pourquoi il dépasse le naturalisme ; il a su créer une œuvre dont la profondeur et la complexité continuent de faire la qualité. Il avait à un degré extrême le sens de la souffrance et de la compassion, même masquée par une virile pudeur. Et, pour rester dans les paradoxes, cette vision du monde qui se voulait rationaliste constitue l'un des plus hauts témoignages de spiritualité authentique.
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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