MOORE HENRY (1898-1986)
Une apocalypse pétrifiée
Une œuvre qui répond à une telle ambition conserve, au milieu des expériences les plus disparates, une forte cohésion. Chez elle, les conflits, les contradictions où l'on voit trébucher aujourd'hui nombre de destins artistiques, sont dénoués avec une scandaleuse candeur. Ainsi, on aurait tort d'attribuer à une défaillance de l'invention plastique les allusions, souvent transparentes, à l'art maya (Figure allongée, 1929, pierre, Leeds City Art Gallery) ou à quelques-unes des pièces les plus représentatives du surréalisme en sculpture (Roi et Reine, 1952-1953, bronze, Middelheim, Anvers). Moore fait mieux, ici, que désigner des intercesseurs, il prouve qu'il n'est de terres explorées qui ne révèlent à un regard attentif des perspectives neuves et complémentaires.
De même, il frappe d'inanité la distinction entre art figuratif et art abstrait. Apparemment, son œuvre oscille de l'un à l'autre – sans jamais d'ailleurs trouver grâce auprès des pharisiens des deux bords. En réalité, le but qu'elle s'est fixé : exprimer la somme d'énergie accumulée dans certaines structures plastiques privilégiées dont la nature est le vivant répertoire, ce but relègue au second plan les petites querelles de la représentation. Qu'elles libèrent les rythmes primordiaux enfouis dans l'orme (Figure allongée, 1945-1946, Cranbrook Academy of Art, Bloomfields Hills, Michigan) ou qu'elles restituent à certains groupes leur dignité de mégalithes (Mère et enfant, 1936, coll. Roland Penrose, Chidingly), qu'elles s'érigent en « curiosités naturelles » (Deux Formes, 1934, bois, Museum of Modern Art, New York) ou qu'elles renouent avec la tradition des Vierge à l'Enfant (1943-1944, pierre, Church of St. Matthew, Northampton), les sculptures de Moore sont toujours signifiantes ; elles ont l'éloquence simple, directe, de la statuaire romane. Il n'est pas jusqu'aux tentatives les plus novatrices de structuration du vide par perforation ou emboîtement réciproque des volumes (Formes externes-internes dressées, 1953-1954, bois, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo ; Mère allongée et son enfant, 1960-1961, bronze, Walker Art Center, Minneapolis ; sculpture pour une place de Bonn, 1978-1979, bronze) que ne sauvent de la gratuité l'amour du matériau et un sens très aigu de la suggestion concrète.
S'il s'efforce en priorité de mettre au jour le réseau de correspondances qui unit l'homme à son univers, Moore n'en donne pas moins des preuves d'une extrême sensibilité aux inquiétudes qui agitent notre époque. La production de 1950 à 1986 se distingue par son climat tragique : guerriers foudroyés aux gestes dérisoires, comme fondus dans la lave (Guerrier à terre, 1956-1957, bronze, Glyptothek, Munich), figures décharnées soliloquant sur fond de ruine (Figure assise devant un mur courbe, 1956-1957, bronze, Museum of Fine Arts, Boston), évocation symbolique du nuage destructeur (Atom Piece, 1964-1966, bronze, université de Chicago). Mais c'est peut-être, une fois encore, avec la série des figures féminines couchées que les effets les plus saisissants sont obtenus (Figure allongée en trois parties no 1, 1961-1962, bronze, coll. Bart Lytton, Los Angeles). Monumentales, tronçonnées en deux ou trois segments, portant traces, comme autant de blessures, de la prodigieuse résistance qu'elles ont opposée à leur créateur, ces femmes appartiennent au temps géologique, à l'égal des Hill Arches de bronze que Moore dressera en 1973 à Moline (États-Unis). Signes prémonitoires plutôt que vestiges, elles témoignent d'une métamorphose de l'humanité, brusquement rendue à l'indifférence des pierres.
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Écrit par
- Gérard BERTRAND : docteur en esthétique
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