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MARCUSE HERBERT (1898-1979)

Une philosophie de l'exil : la révolution

Obsédé, comme ses amis, par la question de savoir quelle force porte donc les groupes et les individus humains à s' aliéner dans la dictature politique ou technocrate, et quel principe historique de mort les détourne de leur libération, Marcuse donne au refus une forme qui lui est propre. Chez lui, le « grand refus » anime sans cesse un repérage de ce qui fomente, dans les failles du système, un mouvement révolutionnaire. À cet égard, sa visée est plus politique que celle de Horkheimer. L'éthique du refus n'a pour lui de sens que dans l'alliance, théorique et pratique, avec des forces de transgression et de libération. Sa « pensée critique » ne consent pas à l'observation. Elle a pour connotation personnelle l'endurance d'un espoir. Elle cherche, infatigable et lucide, les points de l'horizon social d'où attendre ce qui vient d'autre. Et chaque attente trompée par les événements porte plus loin l'analyse. La force de Marcuse est dans cette ténacité à repérer des indices révolutionnaires. Elle est indocile à l'ordre de l'histoire. Entre la structure de la réalité (l'inégalité sociale et raciale, l'extension de la répression, etc.) et le mouvement de la pensée, il y a donc une guerre interminable. Le « fait établi », loi de la raison, n'est pas la loi de la théorie. Aussi le nom même de la théorie est-il « révolution ». Même les échecs qui ont successivement anéanti et couvert de cendres les espoirs placés tour à tour dans la social-démocratie, puis dans la révolution soviétique, puis dans les mouvements ouvriers allemands, puis dans les radicalismes américains, ne lassent pas cette attention révolutionnaire. Pourtant ces irruptions suivies de chutes répètent l'événement resté pour Marcuse la figure majeure de l'histoire trompant la révolution : l'effondrement de la classe ouvrière la plus politisée d'Europe devant le fascisme nazi. Mais cette répétition aiguise au contraire l'acribie du vigile et la mobilité de son analyse.

Si, du nazisme, Marcuse tire la leçon, choquante pour bien des marxistes orthodoxes, que les classes ouvrières, manipulées par la technocratie, ne constituent plus le ressort de la révolution, il ne renonce pas à en chercher d'autres points d'émergence. Cependant, par là, il bouleverse une stratégie de la révolution. L'étude de Freud, aux États-Unis, lui fournit à la fois une autre possibilité d'analyser le processus civilisateur comme processus répressif et, par un renversement de l'optique freudienne, la possibilité de trouver dans l'Éros, principe du plaisir, une force subversive capable de l'emporter sur le principe de réalité, Thanatos, loi de l'ordre établi, relatif à une pulsion de mort. Le freudisme devient ainsi, entre les mains de Marcuse (et sans doute à la suite des transformations que l'américanisation de Freud lui a fait subir), le moyen d'élaborer les critères de mouvements révolutionnaires et de développer également des éléments qui étaient restés relativement inertes dans l'œuvre du jeune Marx et qui renvoyaient à l'« émancipation des sens ». Saisis dans leur implication mutuelle, le collectif et l'individuel apparaissent ainsi comme le champ d'opposition entre l'éthique du travail, origine du système technocratique, et la libération de l'existence, principe d'une autre vie sociale. C'est Éros et civilisation (1954).

L'ouvrage organise donc une nouvelle topographie freudo-marxiste, de la théorie et de la pratique révolutionnaires. Mais l'essentiel reste le geste d'une pensée qui juge et « condamne » la réalité. La « vérité » – ou le discours – s'introduit dans ce qui est comme une contestation[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

Classification

Média

Marcuse - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Marcuse

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