MARCUSE HERBERT (1898-1979)
Des « sans-espoir » à l'esthétique
Diaspora faite de déplacements relatifs à l'apparition et à la dégradation des figures historiques successives de la libération, la pensée marcusienne s'est donc liée, comme à sa condition de possibilité, à tous les mouvements de transgression – à tout ce qui constitue une force autre dans l'unidimensionnalité technocrate. Et d'abord, aux catégories exploitées « qui ne veulent plus jouer le jeu », classes dominées, chômeurs, « victimes de la loi et de l'ordre ». Mais aussi aux étudiants et aux intellectuels que la marginalisation radicalise. Mais encore aux mouvements des femmes refusant que le corps féminin soit exploité comme plus-value pour la reproduction de l'espèce, la prostitution ou la consommation d'images. Aux artistes enfin, poètes, écrivains ouvrant d'autres possibles avec un discours sans pouvoir. Telle est la position ultime de Marcuse, dans La Dimension esthétique (1977) : « L'art brise la réification et la pétrification sociales. Il crée une dimension inaccessible à toute autre expérience – une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne se tiennent plus sous la loi du principe de la réalité établie. Il ouvre à l'histoire un autre horizon. » Mais, conformément à son sens premier, l'esthétique, chez Marcuse, se rapporte aux sens, et pas seulement à l'art. Elle renvoie à une transformation progressive du corps, devenu instrument de plaisir, et à des modes de perception « entièrement nouveaux ». Une révolution est en puissance, cachée dans le corps profond. Elle doit, par le plaisir, inaugurer socialement et individuellement une libération de l'être, sans laquelle toute révolution politique se retourne en un nouveau totalitarisme. Certes, la jouissance ne va pas sans la douleur. Mais elles échappent ensemble à l'ordre social. L'esthétique est ce champ dialectique, « affirmation et négation, consolation et douleur ». Quelque chose comme un cri l'habite. Tantôt de plaisir, tantôt de douleur (c'est souvent le même), le cri peut ne pas vouloir être une rébellion, mais par nature il l'est. Il ouvre sur une autre dimension. Il la crée. Sans doute a-t-il un rapport essentiel avec l'art ? Marcuse me répondait un jour : « Lessing disait que le cri extrême ne peut être représenté dans l'art. C'est vrai. Auschwitz ne peut pas être représenté. Il n'y a pas de parole pour ça. Reste que le cri est toujours présent dans l'œuvre d'art, mais présent par absence. On pourrait ajouter que l'art peut être déchiré par des silences, par ce qu'il ne dit pas. »
Cette théorie de l'espoir a donc pris rendez-vous avec les sans-espoir et avec ce qui n'a pas de pouvoir sur les choses. Comme ses alliés, elle est incertaine de son avenir (il n'y a plus d'utopie philosophique) et certaine de ce qui la rend irréductible. Elle s'est avancée, tenace et solitaire, sans concessions et sans protections. Aussi a-t-elle été reconnue par beaucoup. Marcuse concluait L'Homme unidimensionnel en écrivant : « La théorie critique de la société ne possède pas de concepts qui permettent de franchir l'écart entre le présent et le futur ; elle ne fait pas de promesses ; elle n'a pas réussi ; elle est restée négative. Elle peut ainsi rester loyale envers ceux qui, sans espoir, ont donné et donnent leur vie au grand refus. Au début de l'ère fasciste, Walter Benjamin écrivait : « C'est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l'espoir nous est donné. »
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Écrit par
- Michel de CERTEAU : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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