HERCULE À LA CROISÉE DES CHEMINS (E. Panofsky)
Lorsqu'il publie en 1930 Hercule à la croisée des chemins (traduit de l'allemand par D. Cohn, Flammarion, Paris, 1999), Erwin Panofsky (1892-1968) enseigne l'histoire de l'art à l'université de Hambourg depuis neuf ans. Par bien des aspects, l'œuvre porte fortement l'empreinte de cet environnement intellectuel. On y sent tout d'abord l'influence d'Ernst Cassirer, lui aussi professeur à Hambourg et auteur d'une Philosophie des formes symboliques (1923-1929) qui a beaucoup marqué Panofsky. Tous deux partagent l'idée que les productions culturelles de l'humanité, langue, pensée, art, religion, sont des formes symboliques particulièrement denses, articulant un contenu et un signe sensible absolument indissociables. Mais Hercule à la croisée des chemins porte également la trace d'une autre influence, celle du cercle d'Aby Warburg, installé à Hambourg jusqu'en 1933. Panofsky n'a certes jamais été membre de l'Institut Warburg et ses relations avec la personne même du fondateur de la bibliothèque ont été pour le moins ambiguës, mêlant connivence et réserve. En revanche, il entretient avec l'un de ses membres les plus éminents, Fritz Saxl, des contacts étroits, dont témoigne dès 1923 la corédaction d'un ouvrage majeur, La Mélancolie de Dürer. C'est dans ce travail que Panofsky aborde pour la première fois le problème de la signification interne des images, de leur relation avec des formes non figuratives, littéraires notamment, afin de mettre en évidence une histoire continue des représentations de l'esprit depuis l'Antiquité jusqu'à la Renaissance. Premier ouvrage d'iconologie que Panofsky ait écrit seul, Hercule à la croisée des chemins se situe donc à la jonction de ces deux influences.
Le livre se compose de deux parties bien distinctes, la première, consacrée au motif du signum triciput (la forme tricéphale), la seconde à celui de l'Hercules prodicius (Hercule à la croisée des chemins), deux parties étroitement liées entre elles par des présupposés et des objectifs méthodologiques communs. Parmi ceux-ci, le lien indéfectible du texte et de l'image, de la tradition figurative et de la tradition écrite. Dans l'un comme dans l'autre essai, Panofsky s'efforce de montrer comment un motif figuratif propre aux peintres de la Renaissance puise son origine dans une tradition textuelle fort ancienne, nourrie de sources grecques, romaines et médiévales. Le travail de Panofsky se lit comme un récit de découverte. Le lecteur est invité à suivre pas à pas la préhistoire littéraire, conceptuelle et figurative d'une représentation moderne, à procéder à une sorte d'archéologie de la Renaissance en recherchant, dans ses soubassements les plus profonds, l'origine de deux productions picturales nées au xvie siècle : l'allégorie tricéphale de la Prudence de Titien, Le Songe du chevalier (encore appelé Le Choix du jeune Scipion l'Africain) de Raphaël. L'allégorie de Titien, représentant trois têtes animales surmontées de trois têtes d'homme, apparaît ainsi comme le résultat d'une sédimentation complexe, dont Panofsky recense et analyse les couches : les premières représentations babyloniennes, grecques, perses et égyptiennes de la prudence, la sphère obscure des religions à mystères de l'Antiquité tardive, les figurations tripartites de la prudence dans la philosophie scolastique du Moyen Âge (memoria, intelligentia, providentia) – tout cela réinterprété par Pétrarque à la Renaissance. Quant au motif retenu par Raphaël, il s'enracine dans la fable antique d'Hercule relatée par Prodicos, reprise, entre autres, par Xénophon, réinterprétée par Silius Italicus et par saint Basile, avant d'être mise en forme au xve siècle par Jacob Locher[...]
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Écrit par
- Elisabeth DÉCULTOT : chargée de recherche au C.N.R.S.
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