MELVILLE HERMAN (1819-1891)
Le moi profond de Melville
Les romans de Melville sont sa biographie spirituelle.
Orphelin de père, élevé par une mère peu démonstrative dans son affection et puritaine dans son comportement, passant d'un foyer à l'autre, il ressemble à certains égards à Pierre, adolescent en quête du père susceptible d'empêcher un monde hostile de le détruire ; il est un peu l'enfant perdu, errant symboliquement dans la forêt où le loup est tapi. De l'image de la forêt, on passe facilement à celle de la mer, de sorte que le jeune matelot de Typee, ballotté par les vagues du Pacifique, est la transposition de l'enfant Herman Melville abandonné dans les bois. La mer n'est pas moins inquiétante pour lui que la futaie du Petit Chaperon rouge : elle recèle des souffrances et des dangers qui sont autant de menaces de mort et de déception ultime au terme du voyage ; alors qu'est enfin satisfait le désir passionné de revoir la terre ferme, de faire taire l'angoisse, le navire aborde au cœur même d'un univers de destruction : le paradis cannibale. Au milieu des Taïpis débonnaires et dans les bras de Fayaway, le héros vit en proie à la terreur d'être mangé, c'est-à-dire détruit. L'apparence édénique des vallées polynésiennes dissimule un séjour infernal. Le terrien dont l'horizon est limité peut croire en l'existence d'îles heureuses, royaumes de l'innocence ; Melville-Omoo ne le peut pas, car l'océan a élargi le champ de sa vision. Les mers du Sud lui enseignent qu'il est vain d'espérer retrouver le paradis perdu. C'est pourquoi il faut accepter la condition humaine, s'enfuir des Marquises, comme le héros de Typee et Omoo, et rembarquer sur le baleinier, malgré tout ce qu'on y endure. Il faut repartir, refuser la léthargie spirituelle des primitifs, opter pour l'inquiétude, pour la remise en cause permanente, pour l'interrogation. Dans ces conditions, le héros melvillien reprend son périple : Nukahiva, Tahiti, Imeeo sont des îles, des épisodes jalonnant son pèlerinage spirituel, des étapes de sa pensée. Son expérience peu à peu s'élargit ; elle le conduit vers l'archipel de Mardi car la mer, puissant véhicule, immense champ de possibilités, stimule la spéculation des philosophes lancés à la poursuite des monstres mythiques. Sa réflexion ne s'attarde plus le long des rivages polynésiens : elle transcende désormais le domaine de la réalité tangible pour atteindre une réalité qui n'est pas de ce monde. Provisoirement affranchi de la matière, il lui arrive de capter la vision d'un monde où tout se fond en un universel amalgame. Pour lui, la mer est le puissant catalyseur qui rend l'esprit réceptif aux manifestations surnaturelles. Lorsqu'il les perçoit, il est, comme le héros de Mardi risquant l'exploit insensé d'une désertion en pleine mer, prêt à braver n'importe quel danger, y compris celui de se perdre, pour parvenir à l'univers supranaturel, paradis jadis perdu que les marins visionnaires de son espèce entrevoient du sommet du grand mât. Son odyssée ne sera pas ordinaire : elle le mènera « là-bas », vers l'ouest métaphysique, gouffre d'ombre, aimant gigantesque vers lequel se précipitent irrésistiblement les hommes, les animaux, les couchers de soleil, étape suprême qui conduit à l'anéantissement. Melville, chrétien conformiste, le sait ; si le paradis peut être retrouvé, l'innocence préoriginelle regagnée, si la seule réponse qui lui importe peut un jour jaillir, ce ne sera que dans la mort. Mais, si l'on arrive au but, aucun tribut n'est trop élevé. Il faut alors plonger au cœur même du néant pour, peut-être, découvrir le remède à l'angoisse, oser l'abîme.
Hélas ! C'est se croire « le timonier de son propre destin »,[...]
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Écrit par
- Jeanne-Marie SANTRAUD : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média
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