HIER EN CHEMIN (P. Handke) Fiche de lecture
Comme pour une célébration anticipée de son soixante-dixième anniversaire en 2012, l'édition française rend hommage à Peter Handke par une triple publication. Cette simultanéité est toutefois trompeuse, car il s'agit de textes écrits à des dates différentes. Hier en chemin, Carnets, novembre 1987-juillet 1990 (trad. franç. O. Le Lay, Verdier, 2011) a paru en Autriche en 2005, Kali, Une histoire d'avant-hiver (trad. franç. G.-A. Goldschmidt, Gallimard, 2011) en Allemagne en 2007, et La Nuit morave (trad. franç. O. Le Lay, Gallimard, 2011) en 2008. L'ensemble propose une image complète et cohérente de l'art de Handke, sous son double aspect de diariste et d'auteur de récits.
Constitué de notes rarement datées, prises au jour le jour, Hier en chemin offre une variante très personnelle du journal de bord, qui fait suite aux carnets d'À ma fenêtre le matin (Verdier, 2006). Sous l'effet de son intranquillité, pour parler comme Pessoa, ou sous l'emprise du souci, pour parler comme Goethe ou Heidegger, Handke porte ses pas de ville en ville et de campagne en campagne, au Japon, au Portugal, en Égypte, en France, en Grèce et en bien d'autres lieux, en quête de la notation juste – une ligne d'arbres mouvante, un oiseau qui s'envole –, celle qui nous restitue la vérité particulière du lieu et du moment. Plus encore que celle d'un pays, c'est la vérité d'une province qui surgit, celle de la Galice, du Péloponnèse ou de la Carinthie, ce pays natal aimé et détesté à la fois, que l'écrivain traverse ou qu'il évoque à maintes reprises, sans arriver à s'en déprendre. Et paradoxalement, cette réalité si particulière devient celle de nulle part : ce mouvement du vent dans les arbres ou cet oiseau nous touche parce qu'on pourrait les trouver partout.
Mais le pays natal reste omniprésent, car Handke peine à se libérer de son passé. Trente ans plus tard, il remâche les brutalités de l'internat qui, pense-t-il, l'a définitivement brisé ; et s'il parcourt avec ferveur les anciennes provinces de l'Autriche-Hongrie, il ignore cette nostalgie de l'empire des Habsbourg devenue souvent monnaie courante. Il partagerait plutôt la détestation militante qu'éprouvait envers lui Thomas Bernhard. De ce pays, Handke aspire avant tout à se libérer, et cette extrême attention aux apparences changeantes du monde n'est en définitive que l'autre aspect d'un travail sur soi, d'une entreprise d'ascèse, en quête de toujours plus de solitude, de lenteur et de silence.
Kali, court récit fortement teinté d'onirisme, se déroule dans un univers improbable où des personnages volontairement indéfinissables, même s'ils sont caractérisés comme « le guitariste », « la cantatrice », « le maître de la carrière », échangent des propos énigmatiques. Dans une cité dédiée à l'exploitation d'une mine de potasse où travaillent des migrants misérables, dominée par une étrange montagne de sel d'un blanc presque pur, règne une lourde culpabilité. Sans volonté de nuire, les hommes d'aujourd'hui provoquent le malheur par leur simple existence, en toute innocence et sans même s'en douter. Les habitants semblent être « les survivants de la Troisième Guerre mondiale, qui fait rage autour de nous depuis déjà longtemps, jamais déclarée, peu visible, mais d'autant plus maligne ». Et à travers les paroles d'un de ses personnages, « la femme à la bague », Peter Handke nous invite à ne pas soulager notre conscience en traitant cet univers comme un fantasme sans conséquence : « Mais c'est de maintenant ça ! Ça parle d'aujourd'hui, c'est sûr. Et je pensais qu'il s'agissait d'un lointain passé. C'est l'histoire de l'Europe, celle autrement actuelle, de notre Europe. »[...]
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Écrit par
- Julien HERVIER : professeur honoraire
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