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HISTOIRE COMIQUE DE FRANCION, Charles Sorel Fiche de lecture

La sagesse libertine

Ce qui brille avec éclat dans Francion, c'est la distance, l'ironie et le jeu burlesque qui consistent à tourner en dérision les références héroïques caractéristiques des récits épiques et amoureux. Les combats seront des duels sexuels, les lances des sexes masculins, les grandes actions des facéties venues tout droit des fabliaux et des contes gaillards. Le début du premier livre représente, à cet égard, une belle enseigne : Sorel choisit son cadre épique dans la tradition. Mais, loin d'évoquer « l'aurore aux doigts de rose », il plante son décor derrière « les voiles de la nuit [couvrant] tout l'horizon », produisant un premier décalage ironique. Et très vite, il passe au burlesque, puis au quotidien, en introduisant, dans un cadre vaguement médiéval, un personnage de concierge gagné par le détail curieux et amusant : le vieillard Valentin, « un vieux singe fâché », sort mystérieusement, en robe de chambre et en bonnet. On le voit se plonger nu dans l'eau, se laver le sexe « plus ridé qu'un sifflet à caille », enfin déclarer qu'il doit maintenant s'acquitter des devoirs de son mariage. D'emblée, la magie et les mystères que doivent contenir les récits romanesques semblent saisis par le ridicule des choses matérielles.

Francion révèle alors la France gauloise. À ceci près que la gauloiserie a deux versants : un versant « réaliste » et un versant philosophique, comme aux plus beaux temps du roman rabelaisien. D'une part, en parcourant le monde des campagnes et surtout des villes, le héros observe des « cas » juridiques et sociaux, qui permettent de peindre le monde comme il va. D'autre part, la fiction s'organise autour de deux objets symboliques féminins : Laurette et Nays. Laurette, dans la première partie, figure l'aspiration au souverain plaisir des sens, libre, joyeux, et tout entier consacré à la réalisation des forces vitales. Mais le plaisir ne suffit pas. Il faut aussi du désir, de l'imagination, et le pouvoir du songe. C'est pourquoi Francion se tourne vers Nays, qui incarne d'abord l'idéal de la perfection, puis le rêve d'une complétude amoureuse de l'âme et du corps, enfin le compromis, assez décevant, que l'on doit supporter si l'on veut vivre sans trop souffrir, autrement dit le mariage. La seconde partie reprend ainsi les mêmes expériences romanesques en les confrontant à divers obstacles (la prison, l'exil et le voyage) qui permettent à Francion d'accéder à une sagesse pratique et matrimoniale : après avoir vécu l'expérience du désenchantement, le héros a maintenant les moyens de changer ses désirs pour les adapter à l'ordre du monde. Il épousera donc Nays après avoir joui de tous les instants, avec Laurette et ses pareilles. C'est l'ensemble de ces « histoires » qui produit le roman, et c'est dans la discontinuité qu'on trouvera une esthétique, voire une philosophie.

On retrouve dans ce roman sans Dieu les grands sujets de la philosophie libertine, finalement référés à la morale et à la position de Montaigne, et représentés par la fiction, par des actions peintes avec la matière des choses, toujours commentées par un « je » désinvolte, ironique, souriant, réfléchi et moqueur. Un pied dans le songe, l'autre dans la fête, Francion devient l'image de la France, de ses ordres, de ses apparences, et de la relativité de ses valeurs.

— Christian BIET

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

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