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HISTOIRE DE GIL BLAS DE SANTILLANE, Alain-René Lesage Fiche de lecture

Une œuvre en formation

Peut-on ranger Gil Blas de Santillane dans la catégorie du Bildungsroman (« roman d'éducation ») ? S'il y a « formation » ou apprentissage du héros, le temps curieusement semble y avoir peu de part. C'est au dernier chapitre seulement que Gil avoue enfin avoir vieilli ; mais le passage du temps n'est sensible qu'à travers certains personnages « sur le retour » (la comédienne Laure, le médecin Sangrado). De même, la narration à la première personne paraît moins relever d'un contrat réaliste que d'une manipulation du lecteur ou de la technique théâtrale : « Je vois, si je ne me trompe, arriver mon valet avec un nouveau quidam qu'il vient d'accrocher. Justement, c'est Scipion. Écoutons-le. » Les titres des chapitres, volontiers ironiques, jouent de la convention narrative : « Par quel hasard Gil Blas sortit enfin de prison et où il alla » (I, xiii), « Qui n'est pas plus long que le précédent » (III, x), « Où l'on verra Gil Blas comblé de joie, d'honneur et de misère ».

Mais l'abondance des récits intercalaires est sans doute une des clés du roman : chaque récit rapporté, même s'il a bien un rapport avec l'histoire de Gil Blas, est la prise de parole d'un autre « je », qu'il soit picaro ou hidalgo, homme ou femme. Combien de fois, engagé dans une de ces alvéoles narratives, le lecteur oublie que ce « je » n'est pas Gil ! C'est que Gil Blas est cela aussi : une identité fluide, un garçon « facile », un être vierge qui apprend à se conformer, voire à singer, comme les valets des petits-maîtres. Par son aptitude à apparaître et disparaître en laissant d'autres se raconter, et bien que « fil conducteur », il est un autre Asmodée, ce diable boiteux qui, dans le roman de Lesage, soulève les toits de Madrid sur autant de vies. Plutôt qu'un collage de nouvelles et de pièces espagnoles, Gil Blas est un laboratoire à vue du genre romanesque conçu comme genre « parasite » (Marthe Robert) : il accueille toutes les formes, s'ouvre sur des vies possibles. Et s'il joue sur des types – le picaro, l'alguazil ou le médecin –, il génère aussi des individus et fait même entendre des voix inédites : la silhouette de Figaro se profile derrière le garçon barbier, celle du jeune Rousseau derrière Scipion, le jeune fugueur qui dort à la belle étoile. L'émergence de l'individualité, en produisant des formes insolites de récit, invite à reconsidérer le grand roman de Lesage comme une œuvre en travail qui estompe sans crier gare les frontières des genres et des identités.

— Anouchka VASAK

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers

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