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SENSIBILITÉS HISTOIRE DES

L'histoire des sensibilités n'est pas ici considérée comme celle de « l'âme sensible » telle qu'elle se dessinait durant la seconde moitié du xviiie siècle, notamment sous l'influence du romancier anglais Samuel Richardson et, plus encore, de Jean-Jacques Rousseau, qui en propose les modèles dans sa Nouvelle Héloïse. Ce que nous envisageons comme histoire des sensibilités, c'est-à-dire des manières d'éprouver le monde sensible, s'inscrit dans la perspective tracée naguère, en France, par Lucien Febvre, l'un des fondateurs des Annales, dans un article paru en 1942 et intitulé « Comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? La sensibilité et l'histoire ».

Cette histoire ainsi conçue s'intègre à celle des représentations dans la mesure où les usages des sens, le niveau des seuils de tolérance aux messages sensoriels, l'intensité des émotions déterminent partiellement la manière dont les individus et les groupes, à une époque donnée, se représentent l'au-delà, le cosmos, le minéral, le végétal, l'humain et, plus précisément, la société au sein de laquelle ils sont insérés. Si l'on admet, avec Pascal Ory, que l'histoire culturelle est d'abord celle de la manière dont se forment, s'organisent et agissent les représentations sociales, il paraît évident que l'histoire des sensibilités, telle qu'elle est ici définie, constitue un préalable indispensable à toute entreprise relevant d'une telle discipline.

Les prémices de l'histoire des sensibilités

Lucien Febvre réclamait une histoire des usages des sens et la quête des changements opérés, au fil des siècles, dans les systèmes perceptifs et la gamme des émotions. La réception des messages sensoriels se trouvait englobée, à ses yeux, dans la notion plus générale d'outillage mental (Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle, 1942). Celui-ci constituait le pilier de cette psychologie historique que Lucien Febvre envisageait, fidèle en cela à ce qui était déjà une tradition de l'historiographie française. Sans trop forcer le trait, on pourrait, en effet, relier son projet à l'histoire romantique telle que la concevait Jules Michelet et à celle que les ouvrages de la collection Évolution de l'humanité, sous l'impulsion d'Henri Berr, avaient déjà illustrée à partir de 1920.

Les intuitions de Lucien Febvre concernant le déclin du toucher et de l'odorat au profit de l'ouïe et, surtout, de la vue, en Occident, depuis le xvie siècle l'ont conduit à détecter un processus de rationalisation croissante des comportements. C'est ainsi que, selon lui, « l'homme du xvie siècle » aimait toucher, palper, humer, lécher et qu'il analysait son environnement d'une manière plurisensorielle, laquelle s'est, par la suite, rétrécie, voire appauvrie.

Norbert Elias - crédits : Roland Witschel/ picture alliance/ Getty Images

Norbert Elias

Parallèlement – et il ne semble pas, pour l'heure, que les deux chercheurs aient été en relation –, Norbert Elias discernait, depuis le cœur du Moyen Âge, un processus de civilisation, énoncé dans son grand livre de 1939 (Über den Prozess der Zivilisation), qui ne fut traduit en français que beaucoup plus tard (1963-1975). À l'en croire, la progressive intensification et le resserrement des relations sociales, notamment au sein de la société de cour, avaient suscité une intériorisation des normes, un abaissement des seuils de tolérance à la violence et à la force des messages sensoriels ou, si l'on préfère, une délicatesse croissante, scandée par des modifications sociales successives.

Mais tout n'était pas nouveau dans les propositions de Lucien Febvre pas plus que dans celles de Norbert Elias. On trouverait, à ce propos, dans les écrits de Marx et dans ceux de Nietzsche, des énoncés prémonitoires. Ainsi, le premier, inspiré[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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Média

Norbert Elias - crédits : Roland Witschel/ picture alliance/ Getty Images

Norbert Elias

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