SENSIBILITÉS HISTOIRE DES
Approches et concepts opératoires
Nombreux sont les historiens qui, de Robert Mandrou à Michel Pastoureau, ont entendu les injonctions de Lucien Febvre concernant la nécessité d'étudier l'évolution des systèmes perceptifs et émotionnels. Quatre objectifs ont guidé leurs travaux. Le premier concerne l'histoire des modalités de l'attention. En effet, la recherche ne saurait se borner à un inventaire des messages sensoriels émis dans un espace donné, puisque seule la disponibilité à l'égard de ces derniers revêt un véritable sens. Cela est particulièrement évident en matière d'histoire du paysage sonore.
En deuxième lieu, il s'est agi de détecter l'évolution de la hiérarchie établie entre les sens et les modifications de leur importance respective. Ce qu'exprime la notion de balance, utilisée, à titre d'exemple, par Constance Classen, Anthony Synnott et David Howes dans leur livre consacré au statut de l'odorat au sein de multiples cultures (Aroma. The Cultural History of Smell, 1994).
En outre, les historiens que nous évoquons ont accordé beaucoup de poids aux systèmes de normes qui ont successivement ordonné la réception des messages sensoriels ; et ils se sont appliqués à l'étude des disciplines destinées à les imposer. Songeons, à titre d'exemple, à la gestion du regard et aux interdits formulés, à ce propos, par les théologiens, par les hygiénistes ou, simplement, par les éducateurs. Une pléiade d'historiennes anglo-saxonnes, notamment Jann Matlock et Tamar Garb, s'appliquent aujourd'hui à suivre l'évolution de ce qui fut interdit au regard des femmes tout au long du xixe siècle.
Enfin, la quasi-totalité de ces chercheurs ont établi une relation entre les manières d'éprouver le monde sensible et les visées de domination élaborées par ceux qui exerçaient le pouvoir. L'histoire de l'imaginaire social montre clairement que ceux qui détenaient l'autorité se sont bien souvent efforcés d'affecter aux catégories populaires, aux étrangers, aux individus appartenant à une autre race les sens dévalués, se réservant tout ce qui ressortissait à la subtilité des modes d'appréciation. Dans la France de la première moitié du xixe siècle, le peuple apparaissait comme un marais humain, voué à la maladie, à la pauvreté, à la violence, au péché par cela même qu'il ignorait la délicatesse des sens, exhalait une mauvaise odeur, appréciait le chahut et que le toucher occupait une part essentielle dans la stimulation de son désir.
En bref, l'histoire des mesures de l'acuité et de la vigilance permettant de mieux connaître les usages sensoriels, celle des systèmes d'appréciation, celle des seuils de tolérance ont focalisé l'attention des historiens qui se sont consacrés à cette histoire des sensibilités. Ils ont ainsi discerné, à la fin du xviiie siècle, un véritable basculement en ce domaine. Il en était déjà de même au Quattrocento et à l'aube des Temps modernes, comme le montre Carl Havelange dans De l'œil et du monde (1998), lorsque l'individu avait progressivement cessé de se sentir étroitement lié aux phénomènes cosmiques, au minéral, au végétal et à l'animal.
Certes, une telle histoire se révèle difficile, compte tenu de la volatilité des sources et, bien souvent, de leur silence ; d'autant que l'historien est tenu, sans doute quelque peu abusivement, d'identifier le non-dit avec le non-éprouvé. Notons qu'il est fait désormais un usage croissant d'une source longtemps négligée, celle qui se réfère à la privation sensorielle et à tout ce qui relève du handicap ; en témoigne Vivre sans voir, de Zina Weygand (2003).
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Écrit par
- Alain CORBIN : professeur émérite, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Classification
Média
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