SENSIBILITÉS HISTOIRE DES
Objets d'étude et perspectives
Les principaux travaux d'histoire des sensibilités révèlent l'étendue de la gamme des recherches entreprises. Dans l'historiographie française consacrée au regard, un nom s'impose : celui de Michel Pastoureau. Ce dernier a su mettre en évidence la spécificité des manières de percevoir, d'apprécier les couleurs, de ressentir leur contiguïté, de leur accorder une portée symbolique au cours du Moyen Âge. De même, Jonathan Crary s'est efforcé de montrer comment un nouveau spectateur s'était construit au cours du xixe siècle ; ce que confirme Christophe Studeny (L'Invention de la vitesse, France, XVIIIe-XXe siècle, 1995), historien des modifications du regard induites par l'accélération et par la décomposition photographique du mouvement. Jacques Attali (Bruits, 1977) a naguère appelé à mettre en relation l'univers des sonorités et les techniques de domination ; ce qu'a récemment approfondi Jean-Pierre Gutton et ce qu'illustre l'histoire des cloches, restées, longtemps, les voix décisives des détenteurs de l'autorité (Alain Corbin, Les Cloches de la terre, 1994).
Marcel Detienne, Paul Faure, en ce qui concerne l'Antiquité, Jean-Pierre Albert, à propos du Moyen Âge, ont, quant à eux, repéré l'évolution de l'appréciation des messages olfactifs ; ce que, pour notre part, nous avons étudié dans le cadre du xixe siècle. Jean-Louis Flandrin a consacré la seconde partie de sa carrière d'historien à l'étude de l'évolution de la sensibilité aux saveurs, et même à celle de l'eau douce, tandis que Jean-Paul Aron s'appliquait à mettre en évidence la cohérence d'une sensibilité alimentaire au sein de la bourgeoisie parisienne du xixe siècle.
Depuis le début des années 1990, David Howes, Constance Classen et une nombreuse équipe d'anthropologues anglo-saxons se consacrent à une entreprise que l'on pourrait considérer comme le couronnement ou, tout au moins, comme une amplification de l'histoire des sensibilités. Au fil d'ouvrages de plus en plus ambitieux, David Howes, notamment, s'efforce de mobiliser les diverses sciences humaines – anthropologie, sociologie, géographie – en vue de construire une histoire culturelle distante de celle qui domine aujourd'hui mais qui souffre, à ses yeux, d'un intellectualisme et d'un oculocentrisme excessifs. David Howes propose une histoire qui se fonde sur l'analyse de l'usage des sens et de l'accueil de leurs messages, c'est-à-dire sur ce qui ne passe pas toujours par les mots. Dans Sensual Relations, Engaging the Senses in Culture and Social Theory (2003) et dans l'ouvrage collectif qu'il a dirigé (Empire of the Senses. The Sensual Culture Reader, 2005), il propose une sensual revolution, qu'il oppose au linguistic turn, soit au recours exclusif à l'analyse textuelle. Ce faisant, il se réfère souvent à Michel Serres qui, dans son livre Les Cinq Sens (1998), appelait à une mise à distance du même type et à un recours plus direct, de la part des chercheurs en sciences humaines, aux manières d'accueillir les messages des sens.
On l'aura compris, l'histoire des sensibilités prend une dimension nouvelle et constitue un champ d'étude illimité pour les jeunes chercheurs. L'intérêt porté aujourd'hui, notamment en Occident, à tout ce qui relève de la sensualité, de l'émotion, de la passion et la relative pauvreté de ces objets d'étude dans l'historiographie traditionnelle incitent à une relecture et, sans doute, à une réorganisation des objets d'histoire (par exemple, ce qui concerne la culture somatique, ainsi que les études consacrées à l'environnement ou à la violence, publique et privée). Dans cette même perspective, l'étude de l'émotion devrait permettre de[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Alain CORBIN : professeur émérite, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Classification
Média
Autres références
-
ARON JEAN-PAUL (1925-1988)
- Écrit par Jean BORIE
- 830 mots
Né avec une vocation « littéraire » dans une famille de médecins et de biologistes, Jean-Paul Aron ne réagit pas à la manière de Flaubert – que pourtant il admirait beaucoup.
Au contraire, après avoir réussi à l'agrégation de philosophie en 1953, il songe immédiatement à une thèse...
-
CORBIN ALAIN (1936- )
- Écrit par Michel DELON
- 1 123 mots
Dans Combats pour l'histoire, Lucien Febvre réclamait une histoire des sensibilités, au double sens d'histoire des sensations et des émotions. Dans la logique de son propre cheminement, Alain Corbin remplit une partie de ce programme. Après son histoire de l'odorat, Les Cloches de... -
DARNTON ROBERT (1939- )
- Écrit par Roger CHARTIER
- 1 024 mots
L’historien américain spécialiste du xviiie siècle Robert Darnton a entrepris dès les années 1960 une grande recherche sur les Lumières et leur rôle dans la fin de l'Ancien Régime.
Diplômé de Harvard et d'Oxford, Robert Darnton, après avoir enseigné l'histoire européenne à Princeton de...
-
DELUMEAU JEAN (1923-2020)
- Écrit par Monique COTTRET et Jacqueline LAGRÉE
- 1 162 mots
Jean Delumeau fut un grand historien du christianisme et du sentiment religieux, dont l’œuvre est à la fois marquée par l’influence de l’école historique des Annales et son engagement catholique. Né à Nantes le 18 juin 1923 et mort à Brest le 13 janvier 2020, il mena une carrière qui se...
- Afficher les 14 références