HISTOIRE (Domaines et champs) Anthropologie historique
Le temps anthropologique : le changement comme paraphrase
La pensée anthropologique refuse l'idée d'une nature humaine donnée une fois pour toutes. L'humanité comme culture est une réalité ouverte, inachevée, qui s'est construite dans et par son histoire. Non en se réinventant à chaque instant, comme si le temps ne lui tendait que des pages blanches à remplir, mais en puisant ses formules d'agencement et de renouvellement dans sa mémoire collective ; une mémoire qui plonge, pour les formes les moins conscientes et les plus habituelles de notre culture, dans le passé très ancien de l'Europe ou même de l'humanité. La culture est une accumulation de mémoire, mais d'une mémoire qui n'est pas purement cumulative. Le temps anthropologique, qui est celui des mentalités, n'est pas enfermé dans « les prisons de la longue durée » comme le pensait Braudel. Il emprunte le temps court, le rythme cyclique et surtout la paraphrase. Il révèle la capacité des sociétés à puiser leurs formules de renouvellement dans un fonds d'expériences disponibles que leur mémoire tient en réserve et qui donne aux tournants structurels affectant les pratiques ou les manières de penser des allures de redites.
Considérer une société à partir de ses propres catégories et du sens qu'elle donne à ses pratiques, c'est le projet même de l'anthropologie historique. Or, pour l'historien, la meilleure façon de restituer à une culture son étrangeté, sa singularité, c'est de l'observer dans les situations de contact avec d'autres. Empruntant à la conception relationnelle de la culture de Fernand Braudel, les travaux historiques sur les sociétés non européennes les plus originaux et les plus aboutis sont centrés sur des moments ou des processus de confrontation entre les cultures.
Nathan Wachtel étudie les transformations de la culture amérindienne confrontée à la Conquête espagnole et à la domination coloniale. Dans La Vision des vaincus (1971), il observe le choc de la Conquête et la chute de l'Empire inca à travers la mémoire collective des Indiens et sa folklorisation. Dans Le Retour des ancêtres (1990), il explore l'organisation et la mémoire d'un groupe ethnique contemporain, les Chipaya, implanté à la frontière de la Bolivie et du Pérou. L'auteur nous montre comment la culture chipaya s'est sans cesse reconstruite et s'est réinventée un passé en s'appropriant les apports étrangers qu'elle a fait entrer dans le système dualiste de sa vision du monde.
C'est un processus d'acculturation tout aussi complexe que décrit Serge Gruzinski à propos de la colonisation des Indiens du Mexique, dans La Colonisation de l'imaginaire (1988) et La Guerre des images (1990), puisqu'il place son analyse au cœur de la confrontation, dans la christianisation qui s'efforce de conquérir la conscience et la sensibilité religieuses des Indiens. L'acculturation ne se limite pas aux mécanismes d'autodéfense de la culture menacée, elle implique une véritable procédure de transferts et de transactions qui permet à la culture indienne de se réinventer dans le miroir de la culture chrétienne.
La confrontation culturelle, étudiée par Lucette Valensi, peut également être une confrontation armée : la bataille qui a opposé, le 4 août 1578, au nord du Maroc les troupes du jeune roi du Portugal Sébastien, épaulé par un sultan déchu, à l'armée du sultan du Maroc Moulay 'Abd al-Malik (Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des Trois Rois, 1992). En réalité, il ne s'agit pas de la confrontation militaire elle-même, qui s'est soldée par la déroute des Portugais, mais de la confrontation de deux, voire trois mémoires de l'événement qui vont traverser le temps : une mémoire malheureuse des Portugais qui[...]
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Écrit par
- André BURGUIÈRE : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
Média
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