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HISTOIRE (Domaines et champs) Histoire économique

L'« ère labroussienne » en France

L'émergence de l'histoire économique en France se produit selon une chronologie différente, plus tardive, et de manière relativement indépendante de l'influence allemande ou anglo-saxonne. Jusqu'aux années 1930, il n'y a pas de véritable école d'histoire économique, mais seulement l'œuvre de quelques historiens économistes comme Émile Levasseur (1828-1911) ou Henri Hauser (1866-1946).

On connaît bien aujourd'hui l'événement majeur que représente la fondation, en 1929, par Marc Bloch et Lucien Febvre, de la revue les Annales d'histoire économique et sociale, dans laquelle des historiens côtoient des spécialistes d'autres sciences sociales, et dont les numéros sont consacrés, en partie, à l'histoire économique, particulièrement des périodes médiévale et moderne. En outre, Marc Bloch fonde à la Sorbonne, en 1938, l'Institut d'histoire économique et sociale (I.H.E.S.), dont la direction est assurée, après sa disparition tragique en 1944, par Camille-Ernest Labrousse de 1945 à 1967. Durant plus de deux décennies, l'I.H.E.S. devient ainsi, sous sa férule, le lieu hégémonique où se dessinent les traits majeurs de l'histoire économique à la française.

Il s'agit d'une histoire quantifiée, conçue comme « économique et sociale », où les groupes sociaux homogènes et préétablis (laboureurs, journaliers, patrons, ouvriers...) se définissent collectivement par leurs revenus. Ceux-ci sont liés aux prix – surtout agricoles –, eux-mêmes soumis aux fluctuations de la conjoncture courte, tributaires à leur tour des cycles longs (long waves) élaborés par les économistes François Simiand et Nicolaï Kondratieff dans les années 1910-1930 et comprenant des phases alternées de croissance et de dépression de longue durée. Cette histoire économique à la fois quantifiée – plus que quantitative – et conjoncturelle apparaît indissociablement conçue comme une histoire sociale, et même comme le fondement d'une histoire globale rythmée par le partage inégal et fluctuant de la richesse entre les classes sociales antagonistes. Cette histoire présente trois caractères majeurs. Tout d'abord, elle postule un primat déterministe de l'économique. Pour Labrousse, l'économie précède et détermine le social, qui anticipe lui-même sur le politique et le mental, selon une quasi-hiérarchie préétablie. Ensuite, la fascination, voire l'obsession –  selon Fernand Braudel – de la conjoncture développée par cette histoire est perceptible à travers le souci de quantifier les fluctuations. Enfin, elle manifeste un intérêt particulier pour les crises économiques préindustrielles – et d'abord agricoles – au xviiie siècle sous la Révolution et au début du xixe siècle, au point de construire le modèle type d'histoire globale de la crise dite d'Ancien Régime, où le paroxysme de cherté des prix entraîne la mobilisation sociale, qui elle-même débouche sur la révolution politique en 1789, 1830 et 1848 (Labrousse, 1848-1830-1789. Comment naissent les révolutions ?, 1948).

Cette histoire, attentive aux « faits de masse », quantifiés et répétés, ne se préoccupe guère des acteurs singuliers, ni même des événements, si ce n'est les crises et retournements de conjoncture. On a pu dire que l'inspiration en était à la fois marxiste et structuraliste – à un moment où ces courants dominent le paysage intellectuel des sciences sociales –, mais il s'agit plutôt d'une adaptation ad hoc, voire d'un bricolage théorique, disent certains, avec ou sans malveillance délibérée. Et, selon Jean Bouvier, directeur de l'I.H.E.S. avec Jean-Claude Perrot de 1976 à 1984, nombre d'historiens de l'économie d'alors « font, en quelque sorte, du marxisme (ou un peu de marxisme) sans le savoir, et à doses fort variables[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paris-VIII

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