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HISTOIRE ET SALUT (K. Löwith) Fiche de lecture

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Presque cinquante ans après la parution de sa version allemande, la traduction du livre de Karl Löwith Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l'histoire (trad. M. C. Calliol-Gillet, S. Hurstel, J.-F. Kervégan, Gallimard, 2002) vient enrichir le débat sur la « sécularisation » et ses enjeux, relancé en 1985 par Marcel Gauchet avec Le Désenchantement du monde. Pour Löwith, proche en cela de Max Weber, on ne comprend le processus de la sécularisation que si l'on tient compte des présupposés théologiques qui la sous-tendent. Pour Hans Blumenberg au contraire, elle est, comme il s'est efforcé de le montrer dans La Légitimité des temps modernes le produit inévitable d'une rationalité dominée par la curiosité théorique et la quête d'autonomie.

Paru d'abord en anglais en 1949, puis en 1953 en allemand, Histoire et Salut a exercé une influence considérable sur les approches sociologiques (P. L. Berger), politiques (C. Schmitt), philosophiques (M. Gauchet), théologiques (H. Gollwitzer) de la sécularisation. Son originalité tient d'abord au champ d'investigation choisi : la philosophie de l'histoire, entendue comme interprétation systématique de l'histoire du monde selon un principe directeur qui permet de relier les événements historiques en les rapportant à un sens ultime. Comme le montre l'article « Le Sens de l'histoire » (1961), ce qui intéresse Löwith, c'est de comprendre sous quelles conditions a pu s'éveiller « l'immense question du sens de l'histoire en général ». Cette question ne concerne pas seulement l'histoire de l'humanité, mais l'histoire du monde. La question de son sens ultime se transforme alors en une « question d'accomplissement, qui se situe dans l'avenir ». Cette vision de l'histoire ne va pas de soi, comme le montre la comparaison avec la compréhension grecque de l'histoire. Les Grecs abandonnent l'histoire aux historiens, au lieu d'en faire l'objet d'une méditation philosophique. Pour eux, la question décisive est : comment de tels événements ont-ils pu se produire ? Pour nous, au contraire, tout événement historique nous oblige, tôt ou tard, à nous demander : quel avenir nous attend ? Ce qui a rendu possible ce changement de regard sur le devenir historique, explique Löwith, c'est l'eschatologie judéo-chrétienne : « L'homme moderne postchrétien imagina une philosophie de l'histoire qui sécularisait le principe théologique de l'histoire du Salut en un accomplissement terrestre de son sens. »

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C'est cette hypothèse qui gouverne les onze chapitres de l'ouvrage qui prennent leur départ avec Jacob Burckhardt et s'achèvent sur l'interprétation biblique de l'histoire. Cette étonnante démarche à rebours ramène des pères fondateurs de la philosophie de l'histoire (Marx, Hegel, Voltaire) aux héritiers de la Cité de Dieu de saint Augustin (Vico, Bossuet, Joachim de Flore). La démarche suivie est un hommage indirect à la pensée de Heidegger, auquel Löwith doit sa formation philosophique initiale. Même si le mot n'est pas utilisé, on peut parler ici d'une « déconstruction », qui s'efforce de déceler, sous le discours moderne sur le sens de l'histoire – en particulier sur le « progrès », auquel Löwith consacre un chapitre particulièrement important –, la présence active, mais rarement reconnue, de catégories et de schèmes empruntés à l'eschatologie judéo-chrétienne.

La postface s'achève sur un aveu : « Tenter de montrer sur le plan historiographique que la philosophie de l'histoire provient de l'eschatologie du Salut ne résout pas le problème de notre pensée historique. » Le lecteur contemporain se demandera alors comment Löwith résout ce problème crucial. Rejoint-il Michel Foucault, pour conclure à l'irrecevabilité de la philosophie hégélienne de l'histoire et de ses différents avatars, en estimant que « penser l'histoire » n'a plus d'autre signification que de réfléchir aux conditions de production du savoir historiographique ? Se rallie-t-il à Heidegger et Nietzsche, en épousant soit la perspective heideggérienne d'une histoire destinale de l'être même, soit la conception nietzschéenne de l'éternel retour ?

« L'esprit moderne est indécis, il ne sait s'il est chrétien ou païen. Il regarde le monde de deux yeux différents, celui de la foi et celui de la raison. C'est pourquoi sa vision est floue, comparée à la pensée grecque ou chrétienne. » Sur ces mots, avec lesquels s'achève le livre de Löwith, plane l'ombre du désabusement et de la résignation. Certains en concluront qu'il anticipe la « condition postmoderne », marquée par la fin des grands récits. Mais on peut également entendre cette conclusion en un autre sens. Ainsi, dans la tentative de Jacob Burckhardt d'ériger le savoir historique en sagesse, Löwith décèle les linéaments d'une « renonciation philosophique à la philosophie de l'histoire ». La contrepartie de cette renonciation pourrait bien être ce que Paul Ricœur, dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli, désigne comme une « herméneutique de la condition historique ». Pour Löwith, comme pour Burckhardt, la continuité historique est plus qu'une simple continuation. Elle est un effort conscient pour préserver et renouveler notre héritage, et non pas la simple acceptation de la tradition. Entendue ainsi, « la continuité historique consciente crée de la tradition et, en même temps, nous libère de celle-ci ».

— Jean GREISCH

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Écrit par

  • : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)

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