HISTOIRE GLOBALE
La prochaine frontière ?
Assez d’éléments d’accord pour nourrir et entretenir des désaccords : voilà qui soutient le diagnostic de l’historien allemand Jürgen Osterhammel, qui a parlé d’un stade de « semi-consolidation » pour les diverses propositions historiographiques rassemblées ici sous l’étiquette de l’histoire globale. L’inventaire révèle des chercheurs enthousiastes, un public intéressé, des infrastructures de publication et de discussion des résultats de recherche, des ouvrages significatifs, des débats et divergences. La discussion critique des propositions existantes suggère que la phase de routine et d’orthodoxie n’est pas encore arrivée, et de nouveaux ouvrages continuent de faire sortir les propositions de notre famille historiographique de sa zone de confort chronologique (l’après-1500 de l’ère chrétienne), tel celui de Michael Scott, AncientWorlds: A Global History of Antiquity (2016). Est-ce dire que ces propositions historiographiques sont simplement en train de s’ajouter à la palette historienne ? Il y a peut-être plus.
Sortir des cadres nationaux ou régionaux de recherche, d’écriture ou d’enseignement de l’histoire suscite un examen critique des façons de concevoir, de voir et de faire. En matière de recherche, travailler au point de friction entre sociétés pousse à un retour sur l’historicité même des notions couramment employées pour analyser et décrire leur fonctionnement : jusqu’à quel point des notions comme État, modernisation, genre, progrès, ou bien des divisions comme celles entre politique, social, économique et culturel sont-elles des opérateurs universels ? Les travaux évoqués ici rejoignent parfois les propositions qui soumettent à inventaire les formes de la connaissance nées par et pour l’Europe, et avec lesquelles il ne s’agit plus seulement de « provincialiser l’Europe » (Dipesh Chakrabarty) comme avec les études postcoloniales, mais de penser depuis le dehors de l’Europe (avec le sémiologue argentin Walter Mignolo ou le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos).
En matière d’écriture de l’histoire, travailler sur ce qui est par-dessus, entre et à travers les entités habituelles de l’entendement historien attise d’ailleurs les questionnements sur l’acte même de mettre en histoire, et sur son outil le plus visible : la périodisation. Serge Gruzinski est revenu sur la façon dont l’écriture de l’histoire préhispanique du Mexique a impliqué, aux xvie et xviie siècles, l’imposition de certaines des manières européennes de penser le temps (La Machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde, 2017). L’histoire environnementale, en tant que champ d’étude des rapports entre humains et non-humains aussi bien qu’à cause de certains de ses objets comme les changements climatiques et environnementaux planétaires, amène pour sa part à revoir aussi bien les scansions de l’antique, du médiéval, du moderne et du contemporain que la grande fracture entre histoire et préhistoire (Grégory Quenet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017).
L’enseignement de l’histoire à l’école primaire et secondaire, lui aussi, est questionné par toutes ces perspectives. Racontera-t-on aux enfants le monde, des mondes croisés, une civilisation, ou la nation ? Comment et pourquoi enseigner la façon dont les traits et la spécificité d’une société nationale ont été produits par les interactions avec d’autres sociétés et par les processus qui les traversent ? Autour de cette question de l’enseignement, les discussions historiographiques s’articulent avec des dimensions politiques, comme on a pu le voir en France, aux États-Unis ou au Japon au sujet de programmes ou de manuels d’enseignement de l’histoire au secondaire. Les vifs échanges suscités par la publication, en 2017, de[...]
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Écrit par
- Pierre-Yves SAUNIER : professeur à l'université Laval, Québec (Canada)
Classification
Média
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