HISTOIRE (Histoire et historiens) L'écriture de l'histoire
L'écriture de l'histoire au risque du relativisme
Les aspects proprement poétiques ou stylistiques des approches textualistes ou rhétoriques ne sont que très rarement – au moins jusqu'à la fin des années 1980 – pris en compte par les historiens dans leurs pratiques d'écriture. Mais une majorité d'entre eux vont dénoncer la dimension relativiste des approches « textualistes » et « fictionnalistes » qui, selon eux, remettent en cause la visée de vérité de l'histoire.
C'est l'article de Lawrence Stone, paru en 1979 dans la revue anglaise Past and Present, « The revival of narrative. Reflections on a new old history », qui introduit vraiment le débat sur le récit dans le monde des historiens professionnels. Stone constate chez beaucoup d'historiens un courant de fond qui les fait revenir « vers une manière de narration », c'est-à-dire vers un mode d'écriture qui organise le matériau selon l'ordre continu de la chronologie. Ce « retour au récit » signalerait notamment un déplacement des intérêts des historiens « du scientifique vers le littéraire ». Stone explique ce déplacement par l'échec de ce qu'il nomme « l'histoire scientifique », représentée notamment par le modèle économique marxiste, par le modèle des Annales et par la New Economic History américaine. Mais son article a été très discuté dans un contexte où se multipliaient les réactions négatives des historiens envers les thèses « fictionnalistes » de White et où les provocations négationnistes reposaient de manière dramatique la question des capacités de l'histoire à dire le vrai. Cet article a incontestablement contribué à orienter le débat sur le récit – et partant sur l'écriture de l'histoire – dans le sens d'une réaction défensive des historiens. Sans remettre en cause l'identité narrative de l'histoire, qui a même pu sembler à certains constituer une « voie alternative » à la « crise » de l'histoire scientifique et quantitative, beaucoup d'historiens, dans la lignée de certaines thèses de Ricœur, ont défendu la singularité de l'histoire en rappelant que celle-ci, contrairement à la fiction, se rapportait au « réel historique ». Le débat sur l'écriture de l'histoire a été ainsi réduit à l'enjeu épistémologique de la défense de la visée de vérité de l'histoire et de son « projet d'objectivité » ; ce qui est sans doute une manière proprement historienne (relevant d'une culture disciplinaire majoritaire) de circonscrire la dimension littéraire de l'écriture de l'histoire.
C'est peut-être Pierre Vidal-Naquet qui résume le mieux la réaction majoritaire de la profession quand il écrit : « Nous le savons désormais, l'historien écrit [...]. Écrivant, il identifie le réel à ce qui peut s'écrire [...]. Mais ne reste-t-il pas indispensable de se raccrocher à cette vieillerie, „le réel“, „ce qui s'est authentiquement passé“, comme disait Ranke au siècle dernier ? »
Parmi les historiens (en ne prenant pas en compte ceux qui se réclament de l'histoire traditionnelle, « naturellement » très hostiles aux thèses postmodernistes), Carlo Ginzburg et Roger Chartier sont parmi ceux qui ont le plus contribué à dénoncer le relativisme et le scepticisme qu'impliquent selon eux les positions se réclamant de White et du Linguistic Turn. Ginzburg distingue la question des rapports entre « hypothèses de recherche et stratégies narratives » (que lui-même explore dans ses travaux) du « tournant rhétorique » (expression plus adaptée selon lui que celle de « tournant linguistique ») en histoire, qu'il rejette en dénonçant l'inflation des usages de la notion de représentation et en insistant sur la nécessité de réintroduire dans la réflexion[...]
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Écrit par
- Christian DELACROIX : professeur agrégé d'histoire (historiographie et histoire contemporaine) à l'université de Paris
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