HISTORICISME, art
Viollet-le-Duc : l'histoire et la fonction
Les contradictions du xixe siècle en matière d'architecture n'apparaissent nulle part plus clairement que dans l'œuvre du plus grand théoricien de l'époque, Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879). On sait comment celui-ci, parallèlement à son activité d'architecte (église Saint-Denis-de-l'Estrée, Saint-Denis, 1860-1867) et à ses travaux de restauration qui, pour être souvent à la limite du pastiche (château de Pierrefonds, 1863-1870), n'en auront pas moins assuré le sauvetage d'une quantité d'édifices menacés de ruine, a poursuivi un effort de réflexion qui devait trouver son expression dans les dix tomes du Dictionnaire raisonné de l'architecture française (1854-1868) et les deux volumes des Entretiens sur l'architecture (1863-1872), ces derniers condensant l'enseignement que Viollet-le-Duc aurait donné à l'École des beaux-arts, s'il n'en avait été chassé par une cabale dirigée par Ingres. Considérés superficiellement, du point de vue du « goût », ces travaux ressortissent au néo-gothique international. Mais dans le contexte d'un enseignement qui se voulait le gardien d'un ordre académique tout de surface, l'analyse « raisonnée » des monuments de l'époque gothique devait, dans l'esprit de Viollet-le-Duc, ouvrir la voie à une architecture nouvelle, ordonnée à la connaissance des principes, de la réalité constructive, et à un style résolument moderne, un style qui ne fût pas seulement affaire de mode ou d'apparence, mais qui se présentât – suivant la formule du Dictionnaire – comme « la manifestation d'un idéal établi sur un principe ». Sans doute n'est-il pas facile de ramener l'esthétique du Dictionnaire et des Entretiens à une formule simple. Mais, soit qu'il ait entendu mettre l'accent sur les liaisons fonctionnelles entre les différentes parties de l'architecture ou proclamer la nécessité d'une adéquation des formes à leur fonction constructive et de l'édifice à sa destination matérielle et spirituelle, Viollet-le-Duc aura fait porter l'essentiel de ses analyses sur les relations synchroniques entre les éléments ; et si la perspective diachronique, celle de l'histoire, gardait une valeur à ses yeux, c'était, à l'intérieur de l'ordre simultané des systèmes, pour en révéler le progrès ou la dégénérescence logique et mettre en lumière le travail d'adaptation incessant par lequel se réalise l'accord de la forme et du fond, et cet équilibre nécessairement précaire, cette cohérence toujours menacée qui donne à un style, au sens où l'entend le Dictionnaire, sa figure exemplaire.
Il est vrai qu'on peut lire dans la préface de ce même Dictionnaire que l'architecture, dans son développement, ne connaît pas d'états, mais une suite ininterrompue de transitions ; et pour avoir prêté la plus grande attention aux conditions historiques, aux facteurs économiques, sociaux, politiques même de la production architecturale – bien mieux : pour avoir, le premier, regardé l'art comme l'un des « leviers » de la civilisation –, sans doute Viollet-le-Duc mérite-t-il d'être désigné comme l'initiateur d'une sociologie de l'art, une sociologie historique, comme le voulait l'époque. Il est d'autant plus significatif qu'en donnant à ses études un tour toujours plus résolument fonctionnaliste (comme on le voit dans les Entretiens, postérieurs d'une dizaine d'années au Dictionnaire), il ait été conduit à réduire progressivement la part de la créativité historique au profit d'un prétendu fonds commun de principes éternels, indépendants des formes qui les expriment ou les trahissent. À en croire les Entretiens, tout se passe[...]
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Écrit par
- Hubert DAMISCH : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
Classification
Médias
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