HISTORICITÉ
La compréhension du mode d'être de l'historicité
Dilthey et le comte Yorck
Dilthey, en tant qu'héritier de l'école historique, fut le premier à prendre conscience des conséquences philosophiques que contient cet héritage, et qui, avec l'idée du « droit naturel », mettaient aussi en question l'idée de la vérité intemporelle. Avec son ami le comte Ludwig Yorck von Wartenburg, esprit très remarquable, il était tout entier occupé à penser l'historicité. Dans cet effort, le comte Yorck était le véritable guide. C'est déjà lui l'auteur de la formule : « Notre intérêt commun, c'est de comprendre l'historicité . » En un certain sens, le terme d'historicité procède de son sens personnel du langage, comme le prouvent une série de créations conceptuelles analogues qu'il affectionnait, mais avant tout l'emploi emphatique du concept de vitalité (cf. Gerhard Bauer, Geschichtlichkeit).
Du comte Yorck provient aussi la formule : « La différence générique de l'ontique et de l'historique », que reprendra notamment Heidegger. En soi, c'est évidemment une formulation inspirée de Hegel. Car, dans sa célèbre introduction à l'histoire du monde (Die Vernunft in der Geschichte), celui-ci avait brillamment développé la différence catégoriale entre nature et esprit, en distinguant, par manière d'exemple, le sens historique d'un concept comme celui d'évolution et son sens naturel. Par opposition au cours périodique du devenir dans la nature, c'est la caractéristique de l'être historique « de croître sans cesse dans la répétition en s'élevant et en intégrant » (ἐπίδοσις εἰς αὑτό : Aristote, De anima, II, 5, 7).
Telle est la conception du grand historien J. G. Droysen, dont le précis de science historique (Grundriss der Historik) doit être considéré comme le chef-d'œuvre de la réflexion sur soi de l'école historique. On trouve constamment dans son œuvre des formules qui sont tout à fait inspirées par l'esprit de Hegel, par exemple : « Le savoir de l'histoire est l'histoire elle-même. » Mais c'est seulement dans l'échange entre le comte Yorck et Dilthey et dans leur effort commun de pensée que se révéla clairement toute la difficulté de penser le mode d'être de l'historicité en recourant à l'ontologie grecque, même si l'on tient compte des transformations que celle-ci a connues à l'époque moderne. La correspondance des deux hommes est un document unique pour saisir la tension problématique qui se déploie dans leur vivante amitié spirituelle. Le grand savant Dilthey, plus tard mondialement célèbre, y apparaît presque comme dominé par son ami le comte Yorck von Wartenburg. Car ce luthérien du terroir, propriétaire d'un grand domaine silésien, qui vivait l'existence quotidienne d'un agriculteur et qui représentait sa profession et son milieu social au Sénat prussien, était moins tenté de dissoudre l'histoire dans la pensée que Dilthey, héritier du romantisme allemand et disciple de F. Schleiermacher. C'est un vieux thème du luthéranisme que la vérité de la prédication chrétienne ne peut pas être saisie d'une manière adéquate par la clarté de la conceptualisation philosophique des Grecs. La redécouverte par Luther de l'Ancien Testament, qu'il traduisit, a rendu à l'écoute de la Parole de Dieu sa position religieuse privilégiée, et la question torturante que pose au Faust de Goethe la traduction du prologue johannique, c'est-à-dire du concept grec de logos, est une expression de la même tension problématique. La solution de Faust : « Au commencement était l'action », si paradoxale et si éloignée du texte qu'elle paraisse, pose en tout cas le problème de l'aversion à l'égard de l'« intellectualisme[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Hans Georg GADAMER : professeur émérite à l'université d'Heidelberg
Classification
Médias
Autres références
-
DÉCADENCE
- Écrit par Bernard VALADE
- 9 945 mots
Longtemps hantée par le déclin et la chute de l'Empire romain d'Occident, la réflexion sur la décadence est solidaire d'une méditation sur l'Histoire dans laquelle elle s'inscrit. Elle l'est également de spéculations sur le destin des civilisations dont le devenir...
-
DILTHEY WILHELM (1833-1911)
- Écrit par Sylvie MESURE
- 1 221 mots
- 1 média
...l'entreprise (que poursuivra notamment G. Simmel) vise à établir l'autonomie de ces sciences de la réalité sociale, culturelle et politique qui rassemble l' historicité de leurs objets et que Dilthey nomme « sciences de l'esprit » (Geisteswissenschaften). En rupture avec l'épistémologie positiviste... -
ANTIQUITÉ
- Écrit par Pierre JUDET DE LA COMBE
- 1 983 mots
...camp choisi, cette querelle supposait que l'on dispose de critères rationnels, universellement valides pour juger les productions d'époques différentes. Elle devenait caduque à partir du moment où le caractère historique de l'humanité était pris en compte : il s'agissait alors non plus de juger, mais de... -
HARTOG FRANÇOIS (1946- )
- Écrit par François DOSSE
- 1 152 mots
- 1 média
François Hartog aura surtout innové en introduisant, au cœur de la discipline historique, le concept nouveau de la diversité des régimes d’historicité. Ce concept lui est apparu comme pertinent à partir de ses liens avec l’anthropologie de Marshall Sahlins, et il a donné lieu à un premier article... - Afficher les 16 références