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HOMO JURIDICUS. ESSAI SUR LA FONCTION ANTHROPOLOGIQUE DU DROIT (A. Supiot)

C'est à une réflexion sur les fondements juridiques de l'humanité, qui livrent la manière tout occidentale de faire société, que nous convie Alain Supiot dans ce remarquable essai, paru au Seuil en 2005 dans la collection La Couleur des idées. Homo juridicus, dont le titre sonne comme une réplique adressée à l'homo œconomicus triomphant aujourd'hui, est l'œuvre d'un juriste, professeur à la faculté de droit de Nantes, spécialiste de droit du travail. Il est aussi un disciple de Pierre Legendre, dont toute l'œuvre, située au carrefour du droit et de la psychanalyse, met en évidence les traits irréductiblement dogmatiques des constructions normatives qui portent toute société. La société lie les hommes entre eux par le maillage de la parole. Le droit, parce qu'il est identifié à la raison et au langage dans la tradition d'Occident, garantit ainsi l'humain dans sa dimension individuelle et collective.

Né d'un système de croyance religieuse, le droit occidental reconnaît en effet en autrui une personne faite à l'image de Dieu. Le concept de personne juridique participe alors du schéma chrétien d'inviolabilité de la personne humaine. En cela, religion et droit reposent conjointement sur des fondements dogmatiques, comme en témoigne, notamment, la logique de l'interdit : le « Tu ne tueras point » du Décalogue épouse une croyance fondatrice en le respect d'autrui que traduisent, en un même langage, religion et droit. La montée en puissance du rationalisme et de l'individualisme liée au reflux des croyances religieuses à l'époque moderne n'a pas fait perdre au droit cette qualité de révélateur des fondements dogmatiques de notre système de représentation de l'humain. La loi divine qui inspirait le droit naturel, en se sécularisant, ne se dévalue pas : la loi que se donnent les révolutionnaires en rédigeant la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen persiste à se nourrir des conceptions anthropologiques anciennes. La législation des droits de l'homme, fruit du rationalisme des Lumières, continue, à l'instar de la loi divine, d'être un référent commun et stable ; dans les deux cas, l'humain s'explique suivant des déterminations objectives qui permettent d'élever l'homme au rang de sujet.

Le contrat n'est alors qu'une traduction linguistique et particulière de la loi garante du sujet. Primitivement, cette loi est divine avec le droit romano-canonique médiéval, l'ancienne fides data (foi donnée) des contrats formalistes du haut Moyen Âge étant peu à peu supplantée par le principe d'un consensualisme abstrait au bas Moyen Âge ; mais garantir sa foi par le serment (au temps du formalisme) ou la parole donnée (sous peine de sanctions ecclésiastiques) manifeste que la loi divine intervenait toujours comme garant universel de la convention. La loi civile est venue prendre la place et la force de la loi divine à partir du moment où les concepts théologiques se laïcisent au profit de l'État, nouveau garant de la convention (par l'ouverture de voies de recours juridictionnel devant les tribunaux civils), comme le manifeste, en France, notamment l'article 1134 du Code civil, inchangé depuis 1804, selon lequel « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ».

Refuser la fonction anthropologique du droit, en considérant qu'il n'est que fiction (entendez « convention »), présente le risque de soumettre l'homme à des déterminismes susceptibles de le nier. L'anthropologie juridique se trouve ainsi au cœur de l'actualité qui met aux prises le droit et la technique. Si l'on considère que le développement des techniques n'a de sens que rapporté à l'homme qui les conçoit, le droit appartient à l'univers des techniques. Mais, si[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire du droit, doyen de la faculté de droit de Nantes

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