HUIT ET DEMI, film de Federico Fellini
Projection d'un retour sur soi-même
Après une Dolce Vita qui conservait encore une forme narrative, le réalisateur abandonne pour longtemps, avec Huit et demi, le modèle dramatique conflit/résolution, ou le schéma faute/rédemption, au profit de la chronique infinie. Il prend aussi le risque d'un film obscur, nombriliste, hermétique au public populaire. Le succès de cinéphilie que l'œuvre, récompensée au festival de Moscou et à Hollywood, remporta néanmoins, nous cache ce que le film avait à l'époque d'audacieux, et qui consistait à étaler au grand jour les états d'âme pas toujours glorieux d'un metteur en scène qui ne sait plus ce qu'il veut dire. Le film n'est pas pour autant cérébral, puisque chaque personnage existe à part entière. Anouk Aimée, dans le rôle d'une épouse à lunettes et aux cheveux courts, est complètement métamorphosée. La moindre silhouette reste inoubliable, comme celle de cette grosse femme sur une plage qui danse le mambo à la demande des petits-enfants et qu'on appelle la Saraghina, ou cet ami du héros trompant l'arrivée de la cinquantaine avec une maîtresse trop jeune.
La force du film tient en effet à l'absence d'affectation du réalisateur pour exposer à nu sa hantise de la vieillesse, de la perte de la puissance virile et créatrice. Une autre clé du cinéma de Fellini, ici mise à nu, est la culpabilité de ne pas savoir choisir, de ne pas avoir de point de vue idéologique, religieux ou moral fort, de ne renoncer à rien – une culpabilité tantôt paralysante et tantôt motivante, dont le cinéaste que montre le film ne se sent délivré qu'à la fin, lorsqu'il comprend : « Tout est de nouveau confus, dit-il, et cette confusion, c'est moi. »
Les autorités religieuses sont montrées ici moins répressives que distraites, évasives, ce qui angoisse encore plus le personnage, poursuivi par le démon de l'esprit critique et le sentiment de la vanité de l'art. Un sentiment que Bergman exorcisera de son côté, en 1966, avec Persona, dans lequel une actrice, marquée par les images de l'actualité télévisée et de l'histoire, renonce à son art. Bergman et Fellini ont en commun d'être deux cinéastes apolitiques dans des pays où d'autres cinéastes se caractérisaient par leur fort engagement à gauche.
D'autres hantises de l'époque (comme la guerre atomique et la crainte de la fin du monde) sont très présentes dans cette œuvre inépuisable, où Fellini ose « recycler » toutes les critiques qu'on a pu faire à ses films précédents. Si le film de Guido « ne se fait plus », celui de Fellini naît de cet avortement, et avec lui toute une seconde période de fresques évocatrices, mais toujours fondées sur l'observation de la société et du temps, et dans lesquelles réapparaîtront ici et là la parabole politique, Répétition d'orchestre (Prova d'orchestra, 1978), Et vogue le navire (E la nave va, 1983), et le pamphlet Ginger et Fred (1986). Juste après, il tentera de faire un Huit et demi féminin avec son film méconnu Juliette des esprits (Giulietta degli spiriti, 1965), où réapparaît son épouse Giulietta Masina.
Huit et demi est aussi le dernier Fellini en noir et blanc – un noir et blanc irréel à force d'être dur et contrasté. L'œuvre se réfère par ailleurs à l'imagerie de Dante (la station thermale, dans l'épisode des bains, est vue comme un épisode de L'Enfer) ; c'est aussi le film où le style des musiques de Nino Rota trouve son accent définitif, à la fois nostalgique et ironique, apocalyptique et léger, notamment dans un thème de fanfare tour à tour gai et sombre inspiré de Mahler.
La postérité de Huit et demi est vaste ; nombreux sont les réalisateurs qui, après lui, mettront leur chaos et leurs incertitudes à découvert, à travers[...]
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Écrit par
- Michel CHION : écrivain, compositeur, réalisateur, maître de conférences émérite à l'université de Paris-III
Classification
Autres références
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HUIT ET DEMI (F. Fellini), en bref
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- 185 mots
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- 2 médias
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