IBN KHALDŪN (1332-1406)
Perspectives d'une réflexion
La première démarche d'Ibn H̲aldūn fut d'ordre épistémologique : assigner à l'histoire une place dans l'organisation du savoir d'où elle était absente. D'autre part, définissant son objet comme étant la réalité vécue des hommes, il fixe les limites et les modes d'une investigation propre à établir l'intelligibilité historique. Mais il bannit d'un dessein rationnellement fondé toute spéculation philosophique et la quête d'une finalité. La réflexion sur la matière historique, ses phénomènes, ses lois d'évolution, n'inclut pas de problématique philosophique nouvelle. Contenu dans les limites conceptuelles de son époque, son dessein se veut explicatif d'une réalité socioculturelle, il ne s'établit pas dans la perspective d'un devenir.
Le réel étant la source unique de l'intelligible, Ibn H̲aldūn entend saisir les rapports de causalité qui régissent ce réel. Ainsi naît en lui la conception d'une science neuve, celle du ‘umrān, étude d'une sociabilité naturelle, qui permet de comprendre le mécanisme des comportements historiques, mais, surtout, déborde la singularité des faits pour les replacer dans la totalité qui les contient. Établissant les références multiples de ces faits, il veut ainsi reconnaître et respecter leur insertion dans un enchaînement structurel.
Ce rationalisme de la démarche, s'il exclut tout examen de la nature humaine, semble se détourner également de tout recours à un fondement religieux. Le comportement socio-politique du groupe, tel qu'il est décrit dans la Muqaddima, s'analyse comme suit : naissance d'une ‘aṣabiyya, cohésion de sang, identité d'intérêts et de comportements, qui fonde un groupe ; celui-ci est soumis à la dynamique d'une évolution qui cristallise sa puissance ; le groupe cherche à imposer sa souveraineté (mulk). À ce moment entre en jeu un autre facteur de civilisation : la religion, superstructure soumise à des déterminations de base (géographiques, socio-économiques, etc.) et à leurs sollicitations. À chaque phase de l'évolution sociale correspond donc un type de comportement religieux. La religion s'insère dans une situation où elle a une fonction d'ordre politique. C'est elle qui sous-tend le mouvement d'une ‘aṣabiyya vers le mulk, d'où cette importance de la da‘wa, propagande idéologique qui permet au clan à la fois de signifier sa puissance et d'affirmer le caractère idéal de sa consécration.
C'est donc comme élément du ‘umrān qu'Ibn H̲aldūn considère la religion, sans prétendre retrouver dans l'histoire quelque grand dessein de Dieu, un plan mystérieux dont il essaierait de déchiffrer le projet contraignant. Aussi notera-t-il que le sentiment religieux se dénature et se dissout en même temps que se distendent les liens de solidarité de la ‘aṣabiyya. Cette doctrine a sûrement heurté le rigoureux idéalisme malikite qui régnait alors au Maghreb. Il faut, par ailleurs, souligner nettement le recours explicite que fait Ibn H̲aldūn à l'irrationnelle invocation du prophétisme muḥammadien. Il serait grave de ne pas tenir compte de sa permanence, à travers l'œuvre, comme modèle premier et inimitable.
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Écrit par
- Jamel Eddine BENCHEIKH : professeur à l'université de Paris-IV
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