IDÉALISME ALLEMAND
De la religion au concept
Un autre trait commun à ces philosophes idéalistes est leur religion d'origine. De fait, ils sont tous nés et ont tous été intellectuellement formés dans des familles chrétiennes, plus précisément luthériennes, parfois piétistes. On imagine mal comment un enfant de famille athée aurait pu opter un jour pour une philosophie idéaliste. Ce ne sont pas des arguments qui décident : il y faut des antécédents religieux, et notamment cette foi très « intériorisée » que favorise le luthéranisme et qui accentue le sentiment de la subjectivité, à l'encontre d'un objectivisme scientifique ou spinoziste. Comme le dit Jean Hyppolite à propos de Hegel : « C'est le Christianisme qui a révélé la subjectivité de l'Absolu ou du Vrai, et tout l'effort de la philosophie a été ensuite de comprendre que „l'Absolu“ était sujet » (Genèse et structure de la « Phénoménologie » de Hegel, 1946).
Schelling ou Hegel avouent eux-mêmes cette filiation idéologique, insistent sur elle, insèrent parfois la religion dans leur système, en y reconnaissant l'un des moments nécessaires du développement de celui-ci. Nietzsche, qui est tout de même aussi leur héritier, ne serait-ce que négativement, a ironisé : « Le prêtre protestant est le grand-père de la philosophie allemande, le protestantisme lui-même est son péché originel [...]. Il suffit de prononcer le mot „fondation de Tübingen“ pour saisir ce que la philosophie allemande est au fond : une théologie sournoise (hinterlistig) » (L'Antéchrist, 1906).
Cette dépendance à l'égard de la religion étant admise, il faut bien reconnaître qu'elle n'est ni simple, ni unilatérale, ni unique. À un examen plus détaillé et minutieux, les choses se révèlent souvent paradoxales. Et déjà, si l'on adopte le point de vue de Nietzsche, l'emprise « sournoise » de la religion sur la philosophie ne constitue-t-elle pas pour celle-là tout autant un repli ? Ce qui montre que, à un certain niveau du moins, elle ne s'impose plus sans réserve, et se voit contrainte de répondre à une contestation par la ruse.
Celui des grands idéalistes qui a le plus systématiquement tenté de subordonner la religion à la philosophie est Hegel. Certains de ses interprètes ont même voulu voir dans son œuvre une sorte de transposition spéculative de la religion la plus banale : « Le catéchisme dit „Dieu a créé le monde“, et Hegel traduit (übersetzt) cela dans les mots : l'Idée absolue s'est laissée aller (sich entlassen) dans son être autre » – c'est-à-dire dans la nature (Ernst Bloch, Sujet-Objet : sur Hegel, 1952).
On pourrait longuement gloser sur l'emploi de ce mot entlassen, et Schelling s'en est moqué cruellement. Hegel ne l'utilise que dans une expression où il ne reste précisément rien de ce qui devrait être concerné : ni Dieu (même pas son nom), ni création (un mot que Hegel déclare ailleurs vide de sens). Les autorités religieuses n'ont pu que réprouver de telles « interprétations philosophiques » de la religion, jusqu'à ce que les autorités politiques les interdisent purement et simplement. De fait, tous les idéalistes allemands auront eu maille à partir, à un moment ou l'autre, et plus ou moins brutalement, avec elles.
À la vérité, Hegel ne prétend nullement « traduire » la religion en philosophie. Il tente plutôt de montrer que ce que la philosophie présente rationnellement et spéculativement, d'une manière qui n'est guère accessible qu'aux philosophes, la religion en offre un pressentiment sous forme sentimentale et représentative, « pour tous les hommes ». La philosophie se donne alors pour tâche de surmonter cette représentation qui à ses yeux ne vaut que comme une image illustrative : « Les représentations en général peuvent être regardées comme des métaphores[...]
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Écrit par
- Jacques d' HONDT : professeur émérite à l'université de Poitiers
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