IDÉALISME ALLEMAND
« La germanicité »
Il a fallu attendre Madame de Staël et son livre fondateur (De l'Allemagne, 1810) pour que l'idéalisme soit significativement évoqué en France, tout en restant mal compris, et mal accueilli. Hegel ne gagnera quelque audience en France que vers le milieu du siècle, notamment grâce aux efforts de Victor Cousin.
À partir de là, qu'en est-il de ces thèses qui répudient en principe toute origine empirique ou historique, toute emprise sur elles de la finitude, et qui s'affirment jalousement « allemandes » ?
La conscience de cette différence, Hegel sut l'exprimer de manière persuasive, en l'attribuant à une répartition des tâches historiques entre les nations : « Philosophies kantienne, fichtéenne, schellingienne. Dans ces philosophies s'est déposée et s'est exprimée dans la forme de la pensée la révolution à laquelle l'esprit est parvenu ces derniers temps en Allemagne ; dans leur succession nous avons le cours que le penser a pris. À cette grande époque de l'histoire mondiale, dont l'essence la plus intime est conçue dans la philosophie de l'histoire, seuls deux peuples ont participé : le peuple allemand et le peuple français, si opposés soient-ils, ou précisément parce qu'ils sont opposés. Les autres nations n'y ont pris aucune part [...]. En Allemagne, ce principe a fait irruption à titre de pensée, d'esprit, de concept ; en France, c'est dans la réalité effective que cette irruption s'est produite [avec la Révolution et la mise à bas de la monarchie]. Ce qui s'est fait jour d'effectif en Allemagne apparaît comme la violence de circonstances extérieures et comme la réaction contre elles » (Leçons sur l'histoire de la philosophie, posth., 1832).
Comment expliquer cette différence spécifique ? On se réfère souvent, à ce propos, à ce que l'on a appelé la « misère allemande » du xviiie siècle : l'état arriéré du pays, de son économie et de son industrie, et, surtout, sa régionalisation suicidaire, avec pour effet son éparpillement en petites unités politiques autonomes, conduisant aux modalités diverses de la tyrannie générale, et aux défaites militaires. Hegel avait commencé l'un de ses essais politiques de jeunesse par un cri de douleur patriotique : « L'Allemagne n'est plus un État ! » Cette situation nationale misérable a sans doute incité Fichte, Schelling ou Hegel à entrer dans un processus de subjectivisation extrême, en compensation de leur paralysie pratique. Mais il reste encore beaucoup à faire, si l'on prétend vraiment « expliquer » l'apparition singulière de l'idéalisme allemand.
À cette « germanicité » s'associe une obscurité caractéristique. On peut, bien sûr, s'exprimer très clairement en allemand, et les idéalistes, à l'occasion, y excellent. Mais il faut souligner qu'ils ont eu à exprimer des idées nouvelles, des modes de raisonnement inédits dans un langage déjà constitué. Il leur a fallu, pour proposer des idées neuves, former des concepts presque « inconcevables ». L'opacité de leur propos se montre toutefois si générale que l'on peut douter du caractère simplement contingent de ses causes. On hésiterait d'abord à proférer une accusation d'obscurité constitutive et essentielle, par honte d'un certain chauvinisme linguistique, s'ils ne l'avaient prodiguée eux-mêmes. Il vaut mieux leur laisser la parole sur ce point.
Non sans impertinence, Kant prétendait déjà comprendre mieux Platon que celui-ci n'avait pu le faire. Mais il reconnaissait qu'il était lui-même « menacé par l'incompréhension plus que par l'hostilité ». De son vivant, il dut recevoir de son disciple le plus ardent le reproche de ne s'être pas bien compris lui-même. Fichte déclara sans vergogne que « la chance[...]
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Écrit par
- Jacques d' HONDT : professeur émérite à l'université de Poitiers
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