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IDÉALISME ALLEMAND

Créer un monde

L'esprit idéaliste souffle à un moment où le monde s'animait d'une aspiration générale à l'estime de soi, à l'indépendance personnelle, à la liberté, aspiration qui trouve une de ses expressions dans la Révolution française. Trop longtemps soumis au bon plaisir de l'absolutisme, les philosophes et ceux qui font profession de penser aspirent à une réelle émancipation.

En Allemagne, dans des conditions objectives défavorables, de grands esprits montrent déjà beaucoup d'audace en y songeant seulement. Ne pouvant modifier en quoi que ce soit le système du monde, ils envisagent du moins d'en organiser librement le système de pensée : ils affirment d'autant plus fortement leur souveraineté en philosophie qu'ils restent plus dépendants et socialement humiliés dans leur existence. L'idéalisme auquel cette situation les conduit contribue réciproquement à renforcer en eux le sentiment de l'autonomie et l'exigence de liberté. Il finit même par leur conférer quelque influence publique.

Ces aspirations, ces sentiments ne s'expriment pas immédiatement avec clarté et ne se donnent pas sans mal une argumentation justificatrice. Mais ils affleurent dans leur œuvre globale et jusque dans les détails de celle-ci. Que l'on consulte, par exemple, ce que l'on a appelé le Premier Programme de l'idéalisme allemand, composé et rédigé collectivement en 1796 par les « trois compagnons de Tübingen », Hegel, Hölderlin et Schelling : « La première idée c'est naturellement la représentation de moi-même comme d'un être absolument libre. Avec l'être libre conscient de soi surgit en même temps du néant tout un monde – la seule création (Schöpfung) à partir du néant qui soit vraie et possible. »

Le philosophe n'imagine pas seulement, comme autrefois, qu'il crée un monde de pensée à côté du monde réel créé par son Dieu, ou qu'il « reconstruit » métaphysiquement ce monde : il dérobe maintenant au Dieu ancien son geste initial. Spinoza avait osé le dire : « Il faut renoncer à l'idée vulgaire de création. » Les idéalistes allemands hériteront d'une telle pensée, dans tous les ordres de réalité. Schelling : « Philosopher sur la nature, cela signifie créer (schaffen) la nature. » Hegel : « L'esprit s'engendre (zeugt sich selbst) lui-même. » Schelling encore, à propos de Fichte : « Le monde commence pour chaque individu par cette autoposition (Selbstsetzung) » (Contribution à l'histoire de la philosophie moderne).

Certes, ces philosophes moduleront sans cesse ces idées premières dans leurs systèmes ultérieurs ; ils les compliqueront pour les protéger des critiques, mais, dans l'ensemble, ils resteront fidèles à cette « autoposition » première. Au départ, ils ne laisseront d'ailleurs pas subsister une autorité sociale dominatrice plus qu'une souveraineté divine exclusive. Le Premier Programme le déclare sans ambages : « Il n'y a que ce qui est objet de liberté, qui peut s'appeler Idée. Il nous faut donc sortir de l'État [...]. Donc l'État doit cesser d'exister (aufhören). »

Avec le temps, et la variation des circonstances, ils devront « ombrager », comme disait Descartes, leurs thèses présomptueuses, et même renoncer à certaines d'entre elles. Ils ne s'en dissimuleront pas eux-mêmes toutes les difficultés. Mais ils nourriront toujours en eux, de quelque manière, l'orgueil de l'ego rompant ses limites en faisant l'expérience de sa liberté. Dans ces conditions, leur philosophie gagne, à leurs yeux, une sorte de pouvoir absolu. Ils s'en font les seuls juges. Kant, célèbre pour avoir sapé les prétentions dogmatiques de la métaphysique traditionnelle, ne se montre pas moins arrogant qu'elle : « La philosophie[...]

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