IDÉALISME ALLEMAND
Un gouffre entre l'homme et la nature
L'aventure singulière de l'idéalisme allemand se préparait de longue date, mais c'est bien Kant qui l'a véritablement engagée, en rompant avec la métaphysique traditionnelle. Le dogmatisme de Leibniz et de Wolff, se targuant d'une connaissance exhaustive de l'absolu, ne lui parut plus offrir les défenses théoriques suffisantes contre ce qu'il tenait pour les principaux dangers : il a cru sauver l'essentiel en procédant à une critique méthodique des pouvoirs de la raison humaine.
À l'encontre de l'idéalisme subjectif, il a maintenu l'existence d'une réalité indépendante de la connaissance que nous élaborons, et extérieure à elle ; l'existence des choses en soi, distinctes des « choses pour nous », et dont la connaissance en tant que telles nous est inaccessible. Contre le matérialisme, il a soutenu que nous connaissons seulement les choses pour nous, telles que les choses en soi apparaissent dans notre conscience humaine, dans les conditions que leur imposent les formes de notre sensibilité et les catégories de notre entendement : en les réduisant, donc, à de simples « phénomènes ».
De cette manière, Kant croyait sauvegarder à la fois une objectivité des phénomènes (les mêmes pour tous les hommes) qui fonde la science, et une liberté de l'action humaine, condition sine qua non de la moralité : « La doctrine de la moralité peut garder sa place et la physique la sienne, ce qui n'aurait pas lieu si la critique ne nous avait d'abord appris notre ignorance inévitable à l'égard des choses en soi et n'avait restreint tout ce que nous pouvons connaître » (Préface de la deuxième édition de la « Critique de la raison pure »).
Le projet kantien est bien de soustraire l'essentiel de l'homme à la nécessité et à la causalité naturelles. Car, « si les phénomènes sont des choses en soi, la liberté est impossible à sauver. La nature est la cause intégrale et en soi suffisamment déterminante de tout événement, et la condition de chacun est toujours renfermée uniquement dans la série des phénomènes qui sont nécessairement soumis, avec leurs effets, à la loi de la nature. Si au contraire les phénomènes ne sont tenus pour rien de plus que ce qu'ils sont en effet, c'est-à-dire non pour des choses en soi, mais pour de simples représentations qui s'enchaînent suivant des lois empiriques, ils doivent eux-mêmes avoir encore des fondements qui ne sont pas empiriques ». Dès lors, comment cette liberté peut-elle agir dans le monde réel, éventuellement d'une manière morale ? Kant a mis en évidence la difficulté : « Bien qu'un gouffre qu'on ne saurait embrasser du regard existe entre le domaine du concept de la nature, en tant que sensible, et le domaine du concept de liberté, en tant que suprasensible, de sorte que du premier au second (donc au moyen théorique de la raison) aucun passage n'est possible, tout comme s'il s'agissait d'autant de mondes différents, dont le premier ne peut avoir aucune influence sur le second, cependant ce dernier doit avoir une influence sur celui-là... » (Critique de la faculté de juger, 1790).
Mais comment qualifier de « gouffre » ce dont, d'une rive supposée, on n'aperçoit pas l'autre rive ? Ne faut-il pas en faire le tour, même précairement, d'un seul regard ? Et si l'on réussit à voir l'autre rive, elle devient « pour nous » et subit ainsi sa déchéance en phénomène... Kant a dû consentir à des efforts théoriques extraordinairement complexes pour surmonter les difficultés nombreuses du dualisme qu'il avait institué. La principale naît de l'inconnaissabilité de la « chose en soi ».
Les disciples de Kant, séduits par bien des aspects de sa doctrine, n'ont pu supporter[...]
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Écrit par
- Jacques d' HONDT : professeur émérite à l'université de Poitiers
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