IDENTITÉ
Article modifié le
Sociologie
L'identité a d'abord été un objet d'étude avant de devenir un concept sociologique posant des problèmes épistémologiques importants. Elle s'impose à l'attention des sociologues, notamment nord-américains, dans un contexte intellectuel et politique particulier qui ne sera pas sans conséquences sur son succès en sciences sociales et sur les critiques qu'elle provoque aujourd'hui. Des auteurs comme Erving Goffman, Howard Becker ou Anselm Strauss, rattachés à la « seconde école de Chicago », la placent, après la Seconde Guerre mondiale, au centre de leurs analyses quand, au même moment, toute une série de mouvements politiques émergent au nom de la défense de leur « identité » ou de leurs revendications « identitaires » (mouvements des Blacks Panthers ou féministes, mobilisations des Indiens des Appalaches). Si pour ces derniers l'identité est naturelle et constitue le support empirique et inébranlable de leur action collective, chez les sociologues, la conception est tout autre : l'identité n'est pas une donnée intangible, elle est comprise comme une fiction qui a réussi en résultant d'un processus social de construction et d'imposition. Enjeu politique et enjeu sociologique vont ainsi s'entrecroiser pour faire de l'identité une notion traversée de tensions difficilement conciliables au point de susciter actuellement de vives controverses politiques et savantes.
Une production collective
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses transformations sociales se sont conjuguées pour perturber la transmission héréditaire d'une place définie dans la société et rendre de plus en plus incertaines les identifications sociales. Comment penser désormais l'ordre social et l'action sociale ? Comment les individus construisent-ils leur personnalité et lui confèrent-ils une unité et une signification malgré les expériences multiples qu'ils vivent ? Ces questions sont au cœur des divers courants de la sociologie américaine après 1945. Contre les tenants du culturalisme, du fonctionnalisme ou du structuro-fonctionnalisme alors dominants aux États-Unis, qui voyaient dans les valeurs et les normes communes les soubassements essentiels des régulations sociales, les sociologues interactionnistes estiment qu'il s'agit là d'une conception « hypersocialisée » du monde social faisant des individus les jouets passifs de déterminations qui les dépassent.
S'inspirant d'Herbert Blumer et, plus précisément, de William Thomas et de sa notion de « définition de la situation » qui insiste sur l'activité interprétative des individus, ils mettent l'accent sur l'action sociale et les phénomènes de coopération, transactions et négociations qui la sous-tendent. À leurs yeux, c'est dans les interactions unissant et confrontant de multiples individus que se créent aussi bien l'ordre social, les rôles sociaux que les identités sociales. L'identité perd ainsi de son évidence ; elle apparaît fragile, mouvante et jamais pleinement assurée, malgré le souci des individus d'établir une continuité biographique leur permettant de se penser comme un « je » et non comme un « individu multiple » divisé en autant de « moi » que de réalités affrontées, malgré également nombre d'institutions sociales visant à la renforcer telles que l'État et les catégories administratives qu'il met en œuvre. En outre, la cohérence identitaire n'est pas d'emblée établie. Elle suppose, comme l'écrit Anselm Strauss, une « négociation avec soi-même » dont les termes de l'accord ne sont jamais réglés une fois pour toutes. Cette attention aux « ratés de l'ordre social » explique sans doute l'intérêt de ces sociologues interactionnistes pour les phénomènes de déviance dont l'analyse leur permet justement de mettre en lumière les jeux sociaux qui structurent et désaccordent parfois les constructions identitaires.
Dans Stigmate, publié en 1963, Goffman montre ainsi le travail de qualification opéré dans les interactions quotidiennes qui transforme n'importe quelle propriété sociale (être blanc, être petit, avoir les cheveux longs) en attribut disqualifiant car désapprouvé et jugé inapproprié par les autres. Ce processus de marquage que constitue la stigmatisation peut alors introduire une rupture entre l'identité objective et l'identité représentée des individus et enclencher chez eux des actions inattendues au regard de leur socialisation initiale, notamment dans les relations qu'ils nouent avec les autres : refus d'accepter le stigmate, coopération ou retournement de l'image publique du stigmate selon une stratégie visant, comme Goffman l'écrit joliment, à « métamorphoser sa béquille en canne de golf », et dont la conséquence imprévue est de produire une identité que rien n'annonçait antérieurement. L'identité déviante n'est plus ainsi un état de fait ou naturel ; elle résulte d'un travail collectif d'évaluation et de désignation dont les jugements négatifs finissent par s'imposer comme allant de soi.
La même attention au travail de formation des identités avait conduit le même auteur dans Asiles (1961), ouvrage dans lequel il décrit les conditions de vie des internés dans un hôpital psychiatrique, à observer les manières par lesquelles les « reclus » d'une « institution totale » – réunissant une population qui n'est pas préparée à vivre ensemble et qui se trouve coupée du monde et de ses relations antérieures – tentent de sauvegarder leur identité sociale et leur « moi » dans une situation extrême où ils risquent fort d'être dégradés. Là aussi, l'identité de « malade » ou de « fou » ne précède pas forcément l'entrée en institution ; elle s'élabore dans le cours d'une « carrière morale » qui, par étapes successives, modifie l'identité objective et subjective de l'interné pour le socialiser plus ou moins aux attentes concrètes d'un univers hospitalier qui ne se borne pas simplement à soigner, mais qui produit ses propres règles et contraintes de vie quotidienne.
Howard Becker, avec Outsiders (1963), contribue lui aussi à réviser les explications habituelles des phénomènes déviants et identitaires. En s'appuyant sur l'analyse des fumeurs de marijuana et des musiciens de jazz, il montre qu'une norme sociale ne s'impose que grâce à la mobilisation d'individus intéressés par son application – ceux qu'il appelle des « entrepreneurs de morale » – et agissant ensemble pour en faire admettre la nécessité. La délinquance dérive de leur travail « d'étiquetage » ou de « labellisation », qui fait entrer là aussi l'individu dans une « carrière » au terme de laquelle non seulement sa personnalité s'est métamorphosée, mais aussi ses pratiques et ses rapports aux autres. Dès lors, l'auto-ségrégation et l'intériorisation de normes morales « alternatives » à celles qui ont cours dans la société n'apparaissent plus le fruit d'un projet ou d'une sous-culture préalables ; elles relèvent d'un processus de transformation identitaire qui affecte les individus ou les groupes considérés comme déviants. Comme l'écriront Peter Berger et Thomas Luckmann dans La Construction sociale de la réalité, publié en 1966, les identités ou les rôles sociaux sont moins choisis ou contraints de l'extérieur qu'endossés après une série d'actions sociales sollicitant de la part de l'individu des capacités cognitives (travail d'appropriation et d'apprentissage des règles sociales) et affectives (sentiment d'accomplir sa « vraie nature » ou sentiment de porte-à-faux).
Des investigations nouvelles
Constituée ainsi en objet d'étude, l'identité sociale voit tout un ensemble d'évidences qui lui étaient attachées être dénaturalisées et réfutées. Elle devient moins une donnée qui explique les lignes d'action adoptées qu'un phénomène social à expliquer et à élucider. L'identité objective cernée à partir des attributs sociaux individuels (sexe, position sociale, niveau d'études) est distinguée de l'identité représentée façonnée par l'image sociale que les autres élaborent et de l'identité subjective ressentie par l'individu lui-même dont les modalités sont elles-mêmes variables socialement et historiquement. L'identité est, d'un point de vue scientifique et comme toutes les institutions sociales, relationnelle (on ne peut la comprendre isolément), plurielle (les individus ont autant d'identités sociales que d'espaces sociaux où ils sont impliqués) et historique (elle est soumise à variations au cours du temps et des épreuves affrontées).
Ces approches ont participé, avec d'autres issues de traditions d'analyse différentes, à renouveler les analyses des comportements sociaux, des individualités sociales ou des biographies en appelant à une double vigilance. Elles ont souligné la nécessité d'être attentif à la pluralité des inscriptions sociales ou à l'historicité des formations identitaires et d'abandonner nombre de certitudes issues davantage de la littérature, de la philosophie ou de la psychologie que d'une analyse sociologiquement armée : une vie n'a pas nécessairement et naturellement, par elle-même et en elle-même, un sens, une direction et une cohérence comme l'écrit Pierre Bourdieu dans « L'Illusion biographique » (1986). De telles certitudes font tomber le biographe dans différents pièges : l'« excès d'intelligibilité », selon les mots de Jean-Claude Passeron, qui le pousse à comprendre trop vite et trop bien le cheminement qu'il retrace comme la personnalité de l'individu auquel il s'intéresse ; l'inclination, si l'on suit l'historien Paul Veyne, à confondre « l'aboutissement » et « le but », les rationalisations d'aujourd'hui avec les représentations contemporaines d'hier et, ainsi, à conjuguer anachronisme et erreur de perception. Le chercheur a tout à gagner à se déprendre du préjugé essentialiste propre au point de vue biographique lui faisant concevoir la « vie » qu'il retrace comme le déroulé linéaire d'une « nature » apparue à la naissance et se développant à l'identique jusqu'à la mort – ou, pour reprendre l'exemple ironique de Passeron, de croire que César bébé pensait déjà à franchir le Rubicon.
De même a-t-il tout lieu de s'interroger sur le lieu de formation et de consolidation de la cohérence identitaire. Est-ce dans la personne elle-même qu'il s'agit de le retrouver ou dans les représentations que les autres se font de celle-ci et les « identifications » qu'ils en proposent ? En clair, il s'agit d'analyser l'identité (ou la biographie d'un individu) sans reprendre à son compte la philosophie identitaire implicite que véhicule le mot. Comme le suggérait Balzac dans La Comédie humaine, avant de se demander « Qui est qui ? », il vaut mieux se demander « Qui est quoi ? » Sous l'apparente filiation d'un nom personnel peuvent se cacher, en effet, aussi bien des identifications multiples et changeantes que des brisures identitaires qui bouleversent jusqu'au for intérieur de l'individu (sa façon de se penser et de penser le rapport aux autres). La continuité identitaire s'avère être davantage une « illusion » ou une construction rétrospective qu'une réalité vécue. Norbert Elias a pu montrer dans Mozart. Sociologie d'un génie (1991) que c'est dans le désajustement des représentations déployées que réside le « drame » (à la fois l'épreuve subie et le moteur des conduites adoptées) de ce musicien et non simplement dans l'idée qu'il se faisait de sa musique.
Ces travaux sur la formation des identités individuelles en ont rejoint d'autres qui se sont intéressés, notamment à partir des années 1980, aux entités collectives (classes sociales, nation, région, territoire, ethnie, race) et qui adoptaient eux aussi une approche constructiviste pour rendre compte de l'existence historiquement située des groupements étudiés en s'opposant à des analystes souvent culturalistes qui les posaient en réalités atemporelles. On peut songer ici aux ouvrages de Benedict Anderson sur les Communautés imaginées (1983), d'Ernst Gellner, Nations et nationalismes (1983), d'Eric Hobsbawm et Terence Ranger sur L'Invention de la tradition (1983) ou encore, en France, à ceux d'Anne-Marie Thiesse sur les identités nationales ou régionales (1991, 1997, 1999) dont les apports ont été féconds. De ces enquêtes d'historiens, la nation, par exemple, en ressort moins réaliste et programmée que dans les études adoptant sans toujours le savoir une vision nationaliste de l'histoire.
La nation française telle qu'elle existe aujourd'hui est un modèle culturel datant du xixe siècle (et non un phénomène transhistorique remontant à l'origine des temps), produit principalement dans le monde des érudits et dont la check list identitaire, composée d'une langue, d'un drapeau, d'un folklore, d'une musique, etc., s'est diffusée par emprunts différés dans toute l'Europe (ce que seule peut mettre en évidence une analyse comparative des différents pays). C'est que les identités collectives dérivent non pas de la progression d'une réalité toujours déjà là ne faisant qu'accomplir en quelque sorte sa nature première, mais de luttes de pouvoir dont l'enjeu est la définition et le contrôle des frontières et des groupes sociaux. Comme le soulignait Pierre Bourdieu dans son article sur « L'Idée de région » (1980), les institutions et les acteurs qui, grâce à leur position d'autorité dans le monde social et politique, réussissent à s'imposer dans cette forme particulière de lutte de classement disposent de la capacité de faire et défaire les groupes.
Au-delà de l'identité ?
Se défaire de la notion d'identité qui serait d'une certaine façon victime de son succès : tel est le conseil que suggère Rogers Brubaker après en avoir critiqué les usages routinisés dans les travaux scientifiques actuels. Loin d'être unifiés, les usages de l'identité dans les sciences sociales continuent d'être adoptés selon des visions essentialistes et réifiantes contraires aux approches que l'on a présentées ci-dessus. L'ouvrage de Fernand BraudelL'Identité de la France, paru en 1986, en constitue un exemple, paradoxal pour cet éminent historien. C'est que, comme le signale Brubaker, le terme est devenu un mot « fourre tout » à la signification ambiguë et flottante tant il amalgame désormais des processus ou des phénomènes qu'il convient de distinguer pour satisfaire les exigences scientifiques : affinité et affiliation, appartenance sociale et sentiment de communauté, cohésion sociale et similitude des situations de vie, formes d'autocompréhension et d'auto-identification... C'est aussi que l'identité est désormais une sorte de concept obscur, à la fois catégorie de l'analyse savante et mot de la pratique politique voire mot d'ordre politique, rendant indiscernable la nature des prises de position.
La montée en force des post colonial studies ou des subalterns studies a en outre contribué à faire apparaître les tenants de l'« invention des traditions » ou de la « construction des identités » comme des auxiliaires de la domination des Blancs cherchant à saper la légitimité des élites indigènes mobilisées pour l'indépendance au nom de leur nation ou culture originelles. Des travaux scientifiques sont ainsi relus sous un angle politique et disqualifiés par des intellectuels émergents pour leurs approches ou leurs concepts qui ne viseraient qu'à nier la réalité de phénomènes sociaux indésirables (qu'il existe bien des traditions ou des cultures authentiques à l'inverse de ce qu'en pensent les savants et les politiques occidentaux). À leur façon, ces critiques pointent certains travers des études sociologiques qui tendent parfois à croire que les discours suffisent à faire exister la fiction qu'ils créent, en confondant les représentations des élites avec les pratiques effectives des identifiés et en oubliant d'analyser les conditions d'acceptabilité sociale de ces discours, les façons dont ils sont diversement appropriés par les groupes sociaux, les modes d'intériorisation des normes culturelles dominantes : en quelque sorte les mécanismes par lesquels une fiction politique peut devenir vraie en se cristallisant à certains moments en une réalité incontournable.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Annie COLLOVALD : maître de conférences en science politique à l'université de Paris-X-Nanterre
- Fernando GIL : docteur en philosophie, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Nicole SINDZINGRE : chargée de recherche au CNRS
- Pierre TAP : professeur de psychologie, directeur de l'U.E.R. des sciences du comportement et de l'éducation à l'université de Toulouse-le-Mirail
Classification
Média
Autres références
-
AUTOBIOGRAPHIE
- Écrit par Daniel OSTER
- 7 519 mots
- 5 médias
..., 1955). À l'orée de toute autobiographie selon la tradition, il y aura l'assurance d'un je m'exprime qui tire sa force persuasive de l' identité inchangée de ce qui est au départ, ce sujet, et de ce qu'il en advient, ce moi écrit. Le déjà-vécu pèse de tout son poids sur cette graphie... -
BUTLER JUDITH (1956- )
- Écrit par Françoise COLLIN
- 1 095 mots
Loin des accents triomphalistes d'une queer theory sommaire qui se veut une libération de toute formed'identité contraignante – nouvelle version de l'universalisme –, Judith Butler souligne toujours plus fortement la réalité du deuil à laquelle est soumise toute constitution d'identité, qu'elle... -
CHINOISE (CIVILISATION) - La pensée chinoise
- Écrit par Claude GRÉGORY
- 3 431 mots
- 3 médias
..., c'est wu qui compte (son antonyme est you). On traduit littéralement wu par : « ne, ne... pas, sans ». Mais c'est trop ou trop peu dire : l'identité, partant la contradiction, n'ayant pas pour les Chinois la valeur d'un principe d'exclusion, il y a, entre oui et non, plus et autre... -
CORPS - Cultes du corps
- Écrit par Bernard ANDRIEU
- 5 059 mots
- 1 média
...d'exister grâce au modèle du self-service et de sa logique, en parfait accord avec le capitalisme. Recherchant une existence à la carte, il se construit une identité par la consommation, aujourd'hui caractérisée par la surmultiplication du choix. Baudrillard a décrit comment l'impression d'avoir le choix... - Afficher les 35 références
Voir aussi
- ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE
- ATTRIBUT & PRÉDICAT, logique
- GROUPES, ethnologie
- PSYCHOLOGIE DE L'ENFANT
- CONFORMITÉ & DÉVIANCE
- NUER
- IDENTITÉ, sociologie
- PROTAGORAS D'ABDÈRE (485-411 av. J.-C.)
- SAMO
- PLURALITÉ, philosophie
- MULTIPLICITÉ, philosophie
- ASILE, psychiatrie
- COMPORTEMENT SOCIAL
- SYMBOLIQUES SYSTÈMES, anthropologie
- ETHNONYME
- IDENTITÉ, anthropologie
- LIENHARDT GODFREY (1921-1993)
- GENRE, logique
- IMPÉRIALISME CULTUREL
- FIRTH RAYMOND WILLIAM (1901-2002)
- SOI
- SUBSTITUTION, logique
- L'IDENTITÉ DE LA FRANCE, Fernand Braudel