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IDÉOLOGIE

Causalité idéologique et causalité « diabolique »

On peut ici, pour des raisons de commodité (voir Gabel : Idéologies, 1974, p. 57 sq.), recourir à l'expression de « causalité idéologique » ; en fait, on devrait parler de « distorsion idéologique de la perception de la causalité historique ». Des recherches portant sur les causes des événements historiques occupent, en effet, une place privilégiée dans la démarche idéologique en raison de la fréquence des enquêtes de responsabilité – souvent assorties de sanctions pénales plus ou moins arbitraires – dans la vie politique (le procès de Riom en est une illustration, entre autres). Marcel Mauss considère la magie comme « une gigantesque variation sur le thème du principe de causalité » (Sociologie et anthropologie, p. 56) ; on peut en dire autant de l'idéologie. Ce phénomène de sursaturation causale est, à notre sens, une dimension de la distorsion idéologique.

En simplifiant quelque peu les données du problème, on peut caractériser la causalité idéologique par son caractère manichéen : les événements favorables sont mis sur le compte du « facteur ami », ceux qui sont défavorables sur celui du « facteur ennemi ». « Chacun, écrit Raymond Aron, choisit une cause, au gré des circonstances et selon ses préjugés [...], les uns décident de baptiser cause le facteur qu'ils n'aiment pas [...], les autres choisissent le facteur qu'il suffirait d'après eux de modifier. » Il s'ensuit une tendance à détotaliser (donc à dédialectiser) les situations historiques au profit de la recherche des causes uniques (key causes) choisies en fonction de critères égocentriques, souvent irrationnels (les Juifs sont tenus pour responsables de la défaite française de 1940, mais aussi de la défaite allemande [donc de la victoire française] de 1918). Le problème de la causalité idéologique apparaît ainsi lié à celui de la « conception policière de l'histoire » (Manès Sperber). Elle confirme l'interprétation « dialectique » du phénomène idéologique ; elle rappelle certains aspects de l'expérience causale de l'enfant (Jean Piaget) et aussi de la causalité magique ou mystique ( Lucien Lévy-Bruhl).

Or c'est précisément par un « retour à Lévy-Bruhl » que Léon Poliakov explique ce qu'il appelle « la causalité diabolique » (1980), ainsi nommée parce que, dans l'histoire européenne moderne, des idéologues ont souvent considéré leurs adversaires comme des suppôts du démon : luttes religieuses au XVIIe siècle anglais, jésuites et francs-maçons... On connaît l'importance du problème de la causalité chez Lévy-Bruhl ; pour les « primitifs », « ce que nous appelons une cause, ce qui pour nous rend raison de ce qui arrive, ne saurait être qu'une occasion ou, pour mieux dire, un instrument au service de forces occultes » (Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, 1922). Il en résulte notamment que le concept de mentalité « primitive » peut être récupéré par la politologie, à condition qu'on en exclue toute connotation d'origine colonialiste. Il convient de rappeler, en plus, que ce concept s'était montré opérationnel en psychopathologie dans l'interprétation de certains aspects de l'aliénation clinique (Storch, 1922 ; Burstin, 1935...). Poliakov invoque en faveur de sa thèse une documentation considérable concernant ces poussées de fièvre collectives (racisme et antisémitisme). Épistémologiquement proche de Popper, il tend à incriminer le marxisme dans la genèse de cette forme de causalité ; c'est oublier que le marxisme est aussi une dialectique – or, on a vu plus haut que les différentes formes de la causalité idéologique, ce dont la causalité « diabolique » est en somme une variante, sont des phénomènes de dédialectisation régressive. Le[...]

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  • : docteur en médecine, docteur ès lettres, professeur émérite de sociologie à l'université d'Amiens

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