STRAVINSKI IGOR FEODOROVITCH (1882-1971)
Les Ballets russes et les dangers du succès
À partir de 1910, avec L'Oiseau de feu qui lui a été commandé par Diaghilev, Stravinski est un musicien célèbre. Son succès se confirme avec Petrouchka ; deux ans après, en 1913, Le Sacre du Printemps l'installe au premier plan de l'actualité artistique. Il est dès lors plongé dans la vie parisienne et, aussi, dans la vie mondaine internationale. S'il exerce donc une influence certaine sur les divers mouvements esthétiques qui se manifestent un peu partout, et notamment en France, les milieux qu'il fréquente l'influencent à leur tour. Très schématiquement, on peut affirmer que ces influences réciproques se conjuguent pour exacerber une réaction antiromantique et surtout antiwagnérienne et, simultanément, pour se dégager du debussysme. Un retour à la simplicité, au classicisme est souvent prôné mais, aussi, une réhabilitation des formes saines et spontanées d'une musique qui serait populaire, d'une esthétique de cabaret et de café-concert. De plus, c'est l'époque de la découverte du jazz. Chez Stravinski, la guerre ayant mis un frein à l'activité des Ballets russes, ces tendances se manifestent dans les Pièces faciles pour piano à quatre mains (celles de 1915 et celles de 1917), dans l'Étude pour pianola (1917), le Ragtime et L'Histoire du soldat (1918). Avec cette dernière œuvre, sorte de ballet mimodrame sur un texte de Ramuz, nous assistons à ce qu'on pourrait appeler le « triomphe de la fausse note » : des harmonies assez traditionnelles se trouvent épicées par des notes étrangères, la simplicité feinte dissimule de croustillantes trouvailles rythmiques, et des mélodies à l'aspect populaire déroutent par leurs détours inattendus. C'est une prodigieuse réussite instrumentale où les sonorités les plus originales sont obtenues avec le concours de sept musiciens seulement. Mais, en 1919, les Ballets russes reprennent leur activité et, pour cette reprise, Diaghilev avait demandé à Stravinski d'orchestrer quelques pages de Pergolèse : ce fut Pulcinella. On raconte que Diaghilev aurait protesté violemment en prenant connaissance du début du travail de Stravinski : « Je ne t'ai pas commandé, aurait-il rugi, de mettre des moustaches à la Joconde. » Il est vrai, à certains égards, qu'on peut reprocher à Pulcinella de graves fautes de goût. Mais Stravinski est, de toute évidence, au-delà des notions traditionnelles de bon ou de mauvais goût. Entraîné par un mouvement esthétique dont il est d'ailleurs l'un des promoteurs, Stravinski cède à une tentation qui n'est pas exactement celle de l'ascétisme, de l'austérité musicale. Il est simplement en accord parfait avec des tendances du moment.
Par ailleurs, le succès le force à écrire surtout sur commande. Diaghilev a été son premier et principal mécène. D'autres suivront qui, de plus, l'encourageront à travailler avec des écrivains illustres (Œdipus Rex, 1926-1927, avec Jean Cocteau, Perséphone, 1933-1934, avec André Gide). Avec Gide, Stravinski fut victime d'une véritable incompatibilité d'humeur, et Perséphone n'eut qu'un médiocre succès. De plus, écrire sur commande impose une sérieuse discipline, et Stravinski avait déjà le goût de la discipline. On peut donc émettre l'hypothèse que, par un mécanisme psychologique assez intuitivement explicable, ce qui passe pour de l'austérité et de l'ascétisme n'est que la mise en marche d'un mécanisme mental dans lequel s'allient la lucidité et la nécessité. Lorsque, en 1948, on demandera à Stravinski pourquoi il a écrit une Messe, il répondra : « À mon âge, on ne travaille que pour de l'argent... ou pour Dieu. »
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Écrit par
- Michel PHILIPPOT : professeur de composition au Conservatoire national supérieur de musique de Paris
Classification
Médias
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