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STRAVINSKI IGOR FEODOROVITCH (1882-1971)

Le postulat de Stravinski

En 1939, Stravinski se trouvait aux États-Unis où il devait faire une série de cours aux étudiants de l'université de Harvard. La Seconde Guerre mondiale arrivant, il devait, hormis quelques voyages en Europe et notamment en U.R.S.S., où il fut reçu en héros, se fixer sur le Nouveau Continent. Ces cours à l'université de Harvard furent publiés sous le titre de Poétique musicale. Cet ouvrage est très éclairant quant à ses idées musicales et esthétiques ; il nous irrite aussi parfois. L'auteur (d'ailleurs aidé, pour la rédaction française, par Roland-Manuel qui lui a, par surcroît, insufflé quelques-unes des idées les plus originales) y défend des thèses justes avec une outrance qui, quelquefois, incite à les combattre. Cette outrance est manifeste dans l'exposé qui y est fait d'une colossale haine contre Wagner. Or, même mort, Wagner est un ennemi dangereux, car il a lui aussi marqué l'histoire de la musique, et il est vain de le combattre si l'on se refuse à le surpasser. Mais cet acharnement antiwagnérien s'explique fort bien si l'on tient compte des principes qui animent Stravinski. Il pousse à l'extrême ce qu'il a appelé lui-même son « objectivisme » musical, défend le métier de musicien et pourfend la plupart des préjugés romantiques. On lui donnerait difficilement tort. Mais le fond de son argumentation se trouve, en réalité, dans les Chroniques de ma vie (1935). Il est bon de citer intégralement le passage, car il fut souvent déformé : « Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L'expression n'a jamais été la propriété immanente de la musique. La raison d'être de celle-ci n'a jamais été conditionnée par celle-là. Si, comme c'est presque toujours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n'est qu'une illusion et non pas une réalité. C'est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté, imposé, comme une étiquette, un protocole, bref, une tenue, et que, par accoutumance ou inconscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence. »

On pourrait, évidemment, discuter longtemps sur une telle prise de position. Ce qui doit retenir ici est seulement le fait qu'elle éclaire à la fois le personnage et la musique de Stravinski.

On peut s'étonner que, malgré sa puissante personnalité, l'auteur du Sacre du Printemps n'ait été, en réalité, suivi par aucune école. Il y a, encore là, une contradiction. Cet amoureux de l'artisanat et de la technique musicale n'a jamais pratiqué l'enseignement et, s'il fit parfois œuvre de philosophe de la musique (et aux idées combien fracassantes), il ne fit jamais œuvre de théoricien. De plus, ses idées esthétiques et la mise en pratique qu'il en fit paraissent maintenant, hormis ce qui concerne quelques-uns de ses chefs-d'œuvre, comme fortement attachées à l'époque et à la société qui les a vues naître, et l'on sait que, aussitôt après la Seconde Guerre mondiale, ce sont précisément les idées et les théories de Schönberg qui devaient déferler sur le monde musical... et sur Stravinski lui-même. Son œuvre reste donc unique, exemplaire ; et, malgré son prodigieux succès, malgré la gloire et la vénération dont il fut l'objet de son vivant, il apparaît comme l'auteur vertigineux d'une œuvre immense, dominée par Le Sacre du Printemps, mais refermée sur elle-même.

— Michel PHILIPPOT

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Écrit par

  • : professeur de composition au Conservatoire national supérieur de musique de Paris

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Médias

<em>Igor Stravinski</em>, J.-É. Blanche - crédits : Josse/ Leemage/ Corbis Historical/ Getty Images

Igor Stravinski, J.-É. Blanche

Stravinski et Diaghilev - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Stravinski et Diaghilev

<it>Œdipus Rex</it> - crédits : Erich Auerbach/ Hulton Archive/ Getty Images

Œdipus Rex

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