IL VENTAGLIO (mise en scène L. Ronconi)
Giorgio Strehler n'aimait pas L'Éventail : « Les gens du peuple, disait-il, ne sont pas comme ça. » Luca Ronconi, qui lui a succédé à la tête du Piccolo Teatro de Milan, met en scène Il Ventaglio, de Carlo Goldoni et le monte à Paris, à l'Odéon-Théâtre de l'Europe en italien surtitré, en cette année 2007, qui marque le trois centième anniversaire de la naissance de l'écrivain et le soixantième de la fondation du Piccolo. Tout se joue dans ce léger déplacement, aimable souffle prodigué par L'Éventail.
L'Éventail crée un monde étanche à la réalité, un monde de théâtre, une machinerie bien huilée. Dans cette « pièce chorale à ciel ouvert » (Ginette Herry), tout est « à vue » : la totalité des personnages sont en scène dès le premier tableau, sans parole mais animé et bruyant des activités de chacun : autant de mansions ou de niches sont déployées sous nos yeux, en éventail. Éventail, éventaire. Il y a celui de la mercière Susanna, qui vend des bonnets et, justement des éventails, celui de l'apothicaire Timoteo avec ses fioles, il y a l'établi du savetier, plus loin les tables et tonneaux de Coronato l'hôtelier... Côté jardin, en hauteur, la demeure de Candida (Francesca Ciocchetti) et, parallèle aux loges du théâtre, le balcon d'où elle fera tomber, acte manqué, l'éventail qui est précisément le moteur de l'intrigue. L'espace est donc investi dans toutes ses dimensions, comme le son se décline en cris à la limite d'une hystérie qui reste drôle (Giannina, interprétée par la sémillante Federica Castellini), en bruits mécaniques qui, pour être irritants (martèlement, pilonnage, ricanements), ne nuisent pas à la compréhension d'une intrigue d'une virtuose simplicité ; mais aussi en paroles modulées parfois jusqu'au chant, que la langue italienne rend particulièrement sensible.
L'intrigue est à la fois simple et embrouillée. Candida a laissé choir son éventail qui se brise. Son promis, Evaristo (Riccardo Bini), lui en rachète un, fait l'erreur de le confier à Giannina qui se le fait prendre par ses prétendants. L'éventail, tel le furet, passera de main en main, volera dans les airs suspendu à un filin, et finira bien sûr par revenir à sa destinataire. Beaucoup de bruit pour rien ? Non. L'Éventail, Goldoni l'entendait ainsi, dépend des comédiens. L'écrivain, qui est alors à Paris, aurait voulu faire évoluer les comédiens italiens attachés presque exclusivement à la commedia dell'arte, en leur donnant une comédie à canevas tirant vers la comédie d'intrigue. Jouée à Paris en 1763, la pièce est un semi-échec. Réécrite entièrement en italien pour le théâtre San Luca de Venise, elle y est mise en scène en 1765. Mais elle ne sera publiée qu'en 1789, et traduite en français en 1958 seulement. Curieux trajet qui de Paris nous ramène à Paris, en italien, quelque trois cents ans plus tard, comme l'éventail circule, disparaît, revient à sa destinataire ; mais l'éventail final n'est pas l'éventail initial...
Bougé, déplacements, vents de folie bien maîtrisés. Luca Ronconi en joue magistralement, règle au millimètre les bagarres au milieu des tonneaux et des fioles, commande au dernier acte un vent d'orage qui n'est pas dans le texte, mais renverse le décor – sans briser les objets qui n'auront, hormis l'éventail, jamais vraiment changé de place. La pièce elle-même travaille sur ces perturbations qui favorisent les règlements de compte sans lendemain (entre le frère et la sœur, entre les rivaux amoureux) et les franchissements potentiels des barrières sociales. Car pourquoi Giannina la paysanne, qui ne veut pas qu'on l'« appelle savetière » n'épouserait-elle pas le signor Evaristo, l'amant de Candida ? Fantasme à peine envisagé, puisque tout rentrera dans l'ordre : Giannina[...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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