ILLUSION THÉÂTRALE
L'illusion désigne généralement une fiction que l'on tient pour vraie. Elle possède un sens optique, moral et métaphysique – trois sens d'ailleurs conjoints dès Platon. Celui-ci distingue en effet le monde des apparences sensibles et celui des Idées, c'est-à-dire le réel perceptible par l'esprit seul. L'art, imitation d'une imitation, se trouve donc éloigné du réel de trois degrés.
C'est au nom de cette idée que les Pères de l'Église, à la suite de Platon, condamnent le théâtre. Derrière l'illusion optique, ils dénoncent l'illusion métaphysique. Car la représentation théâtrale présente aux sens une image fausse. L'illusion devient donc synonyme de tromperie, et le théâtre un art de transformer le vrai en faux. Au xviie siècle, cette condamnation progresse en même temps que l'engouement du public pour le théâtre. Pierre Nicole, dans son Traité de la comédie (1667), affirme ainsi que « si toutes les choses temporelles ne sont que des figures et des ombres sans solidité, on peut dire que les comédies sont les ombres des ombres et les figures des figures, puisque ce ne sont que vaines images des choses temporelles, et souvent de choses fausses. »
Loin de détourner les auteurs de leur pratique, ces critiques semblent alors nourrir leur conception du théâtre, et de l'art en général. Au début du xviie siècle, les artistes s'ingénient à jouer précisément sur les faux-semblants, les apparences trompeuses. C'est l'âge des illusions optiques telles que l'anamorphose, qui construit une image projetée sur un plan oblique de telle sorte qu'elle demeure inintelligible ou bien simule une image différente, si on ne la regarde pas du point de vue excentrique adopté pour la projection. Comme l'a montré Jurgis Baltrušaitis dans son grand livre, Anamorphoses, les perspectives dépravées (1984), l'archétype pictural le plus frappant en est Les Ambassadeurs (1533), de Hans Holbein. L'anamorphose met en scène le décentrement de l'homme dans le cosmos : pour voir correctement les choses, il doit non seulement se placer de biais, mais encore soumettre ses perceptions à un doute constant. Car l'illusion, c'est également l'erreur des sens dénoncée dans les Méditations métaphysiques (1641). Là, René Descartes explique en effet que, des apparences sensibles, nous ne pouvons avoir aucune certitude. Un bâton ne nous apparaît-il pas brisé lorsqu'il est plongé dans l'eau, alors qu'il reste droit dans la réalité ? Aussi le philosophe soumet-il la perception des sens au doute radical, en avançant provisoirement l'hypothèse d'un malin génie, qui brouillerait systématiquement le rapport entre l'homme et ce qu'il perçoit. De ces mirages optiques, de ce doute porté sur le réel, les artistes vont faire un topos littéraire. La Vie est un songe (1636) de Calderón mêle réel et rêve, tout comme L'Illusion comiquede Pierre Corneille (1635) confond théâtre et réalité ; le Don Quichotte (1605-1615) de Miguel de Cervantès traite à la fois des illusions optiques, les moulins devenant des géants aux yeux du chevalier, et des illusions de la fiction.
La conception même de l'illusion – soit de ce qui permettra au spectateur ou au lecteur de tenir la fiction pour vraie – varie selon les lieux et les époques. La vraisemblance prônée dans les pièces du xviie siècle ne convient plus au public du xviiie siècle. C'est ainsi que Denis Diderot, dans ses Entretiens avec Dorval, annexe de son drame Le Fils naturel(1757), prône la nécessité d'un retour à l'imitation du réel. Suivant ces préceptes, André Antoine (1858-1943) tentera plus tard, avec son Théâtre-Libre, de créer l'illusion en apportant sur scène la « réalité brute ». À la vraisemblance réclamée au [...]
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Écrit par
- Elsa MARPEAU : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de lettres modernes, docteure en lettres modernes et en arts du spectacle
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