ILLUSIONS AUDITIVES
Polyphonie à une seule voix
Des compositeurs de l'époque baroque (Jean-Sébastien Bach en particulier) ont écrit des passages polyphoniques pour des instruments monodiques. La technique utilisée consiste à enchevêtrer deux lignes mélodiques (ou une ligne mélodique et un continuo) en faisant alterner les notes successives de chaque ligne. Si les lignes enchevêtrées sont suffisamment séparées, et si chaque ligne possède une certaine continuité mélodique, la séquence de fréquences successives se scinde à l'audition en deux lignes séparées. Cet effet a reçu plusieurs noms : polyphonie virtuelle ou implicite (M. F. Bukofzer), fission mélodique (W. J. Dowling), scission du flux auditif (A. S. Bregman et J. Campbell), perte de la cohérence temporelle (L. P. A. S. van Noorden). On retrouve ce phénomène dans d'autres contextes musicaux. Dans un enregistrement de la musique des Pygmées Babenzélé, réalisé par l'ethnomusicologue Simha Arom, on entend une voix féminine qui fait alterner des notes chantées et sifflées pour réaliser une « polyphonie » rythmée et séduisante. Et, dans les derniers enregistrements du musicien de jazz John Coltrane (comme Interstellar Space, 1967), la densité « polyphonique » est extraordinaire si l'on songe qu'elle résulte de sons de timbres variés provenant d'un seul saxophone.
De même que les auditeurs ne peuvent situer correctement le bruit de toux dans l'étude de restitution des sons, dans le cas de la fission mélodique, l'auditeur perd la capacité de discerner correctement l'ordre de succession des notes de deux lignes subjectivement séparées. Cette inaptitude au classement temporel joue un rôle important ; elle a été étudiée expérimentalement. On demande, par exemple, à l'auditeur d'indiquer dans quel ordre sont jouées les deux notes médianes d'un groupe de quatre notes : note aiguë suivie de note grave, ou note grave suivie de note aiguë ? Si les notes médianes grave et aiguë font partie de lignes enchevêtrées subjectivement séparées, l'auditeur est incapable de déterminer l'ordre correct et sa réponse est aléatoire. Au contraire, si ces notes font partie d'une même ligne mélodique, les jugements d'ordre temporel sont corrects. Par ce type d'expérience, on peut mesurer l'effondrement de l'aptitude au classement temporel qui accompagne la fission mélodique, ce qui permet d'évaluer l'influence de diverses conditions sur le phénomène de fission. Comme on aurait pu s'y attendre, la fission est accrue par la séparation en fréquence et par la rapidité de succession des notes. De plus, l'organisation mélodique, en particulier du point de vue de la continuité, joue un rôle : on retrouve les lois de bonne forme des psychologues de la Gestalttheorie. Mais il est intéressant de noter que ce n'est pas seulement l'étendue des intervalles musicaux séparant les deux lignes enchevêtrées qui entre en jeu : les travaux de Leon P. A. S. van Noorden et ceux de David L. Wessel à l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique (I.R.C.A.M.) ont montré que la séparation fréquentielle qui influe sur la fission mélodique est liée moins à la fréquence proprement dite qu'à la hauteur spectrale des sons.
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Écrit par
- Jean-Claude RISSET : compositeur, directeur de recherche au C.N.R.S. (laboratoire de mécanique et d'acoustique, Marseille)
- David WESSEL : Experimental Psychologist, Psychoacoustician
Classification
Médias