IMAGE
La dialectique à l'œuvre
Pensons à l'équilibre « miraculeux » qui tient les corps en suspens dans certaines œuvres de Tintoret ; pensons à l'épaisseur de la touche, à sa lumière, dans un tableau de Rembrandt, à cette vibration, intégrante de la composition, qui anime les Fileuses de Velázquez, aux différents prismes visuels qui engendrent l'espace dans un Cézanne, à ce mouvement qui parcourt une peinture de Pollock : ce qui se déroule sous nos yeux s'apparente de si près au cheminement même de nos propres images mentales qu'il devient impossible de dissocier l'œuvre d'art du processus de son apparition. Fragment d'une histoire, partie d'une mémoire vivante, moment choisi d'une action, celle de voir ou de penser, celle de rêver – comme Diderot le percevait, par exemple, devant un tableau de Fragonard –, l'image est le lieu d'une tension entre l'espace et le temps – passage de l'un à l'autre –, entre l'espace physique à deux ou trois dimensions et l'espace mental à la profondeur ignorée, entre le temps de la perception, de son élaboration, et le temps de la mémoire et de la remémoration, celui, enfin, de la projection de l'instant dans l'espace.
Comme l'avait vu Walter Benjamin, l'image est dialectique, point de rencontre des forces qui s'opposent et se conjuguent, parfois au plus vif de nos affects, avec passion, selon l'aveu même de Baudelaire. Comment l'art aurait-il prise sur nos vies et nos expériences de pensée, s'il n'en habitait le temps ? C'est ainsi qu'un rêve semble se dérouler comme un film, dont nous serions à la fois l'acteur et le metteur en scène, mais aussi le spectateur, procédant parfois à des arrêts sur image comme pour mieux mesurer ce qui, dans l'élément visuel, a retenu si fortement notre attention. Tout particulièrement, Alfred Hitchcock sut saisir la profondeur de cet espace mental mis en perspective dans l'image en mouvement. Le scénario rejoint alors, dans sa construction, l'élaboration du fantasme, de telle sorte que l'image semble atteindre les structures les plus archaïques ou les plus profondes de la vie psychique inconsciente. Image-temps, image-mouvement, dont Gilles Deleuze analyse toutes les dimensions, le matériau même des arts visuels nous invite à prolonger en pensée l'acte de créer, à en remonter le cours et à le poursuivre ; si bien qu'une image, même fixe, ne nous apparaîtra jamais arrêtée, fût-ce dans l'instantané d'un cliché photographique, pourvu qu'elle s'impose avec suffisamment de force à notre sensibilité, réveillant, comme en écho, des associations possibles avec notre expérience et notre culture, interrogeant notre propre histoire et venant remettre en question le rôle que nous y jouons.
Si les arts visuels participent d'une expérience et d'une réflexion sur le temps, l'histoire, la mémoire et leurs manifestations possibles dans l'espace de la représentation, il semblerait bien que l'efficacité de l'image ne dépende pas de son mode d'expression, de son support ou du matériau où elle prend forme. Le cinéma ne produit pas plus d'effets sur notre imagination que la peinture, si toutefois l'un et l'autre, dans leur spécificité, échappent à la facilité des conventions. Initialement peintre, Robert Bresson a trouvé dans l'art cinématographique la médiation la plus adéquate à l'exposition de situations humaines tragiques qui ne sauraient s'accommoder de la dramaturgie et de la déclamation théâtrales. Il poursuit dans ses films sa réflexion sur le monde, l'image qu'on en a et celle qu'on en donne. Penser par images, sous forme de dessins, s'inscrit aussi, pour Pierre Klossowski, dans la continuité d'une œuvre[...]
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Écrit par
- Agnès MINAZZOLI : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de philosophie, chercheur au C.N.R.S (philosophie)
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