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IMAGINAIRE ET IMAGINATION

Des jeux de la nature à l'illusionnisme optique

L'image, avant d'être un phénomène du sujet, est, en effet, une ironie des choses, et c'est en réponse à leur sollicitation que s'est éveillé l'intérêt de l'esprit théorique. Rappelons seulement, bien en deçà de la spéculation romantique, l'effort déployé depuis l'Antiquité en vue de capter et de varier ces jeux de la nature que sont les illusions optiques. Particulièrement précieuses, à cet égard, sont les indications où l'on voit Platon s'engager à la suite d'Héraclite ou de Démocrite. « J'appelle images (ε‘ικ́ονας), dit La République, d'abord les ombres, ensuite les reflets (ϕαντ́ασματα) qu'on voit dans les eaux ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations de ce genre. » Aussi bien les développements de l'instrumentation optique ont-ils apporté le plus rigoureux des commentaires à la parenté directement saisie par les Grecs entre les jeux de la lumière et les productions de la fantaisie, en soulignant le rôle directeur rempli dans la conquête de l'imaginaire par les techniques où, de tout temps, les hommes se sont enchantés de les fixer. Et sans doute le reflet des eaux n'aurait-il pas sollicité avec une telle intensité les ressources de l'invention technique, si son énigme ne renvoyait à celle du regard. Capter l'image, c'est un peu capter l'âme ; le Platon du Phédon ne s'éloignait guère de ce registre ambigu lorsqu'il évoquait la différence de l'avoir et du posséder ; et qu'il ait choisi pour l'illustrer l'exemple de l'oiseleur ne serait pas non plus pour nous surprendre.

Mais ainsi comprendra-t-on que ces jeux de maîtrise qu'apporte l'art des miroirs aient soutenu la chasse spirituelle dont la production fantastique jalonne le labyrinthe. En des travaux justement célèbres, plus spécialement consacrés aux Anamorphoses ou Perspectives curieuses, Baltrušaitis en a marqué l'importance dans l'art et la pensée des xvie et xviie siècles : « La perspective, rappelle-t-il, est généralement considérée dans l'histoire de l'art comme un facteur de réalisme restituant la troisième dimension. » En vérité, « c'est avant tout un artifice dont la nature varie selon les conceptions de l'œuvre », et dont il s'agira de traiter « les aspects fantastiques et le côté absurde ». La perspective est donc prise ici dans sa fonction purement esthétique. On ne se préoccupe pas de la participation de la troisième dimension à la construction de la réalité : la tenant pour effectivement acquise dans la perception, on se demande de quelle variation son « image » est susceptible – son image, c'est-à-dire sa coupe sur un écran à deux dimensions. L' anamorphose sera donc conçue comme cette opération qui « renverse ses éléments et ses principes ; au lieu d'une réduction à leurs limites visibles, c'est une projection des formes hors d'elles-mêmes, et leur dislocation, de manière qu'elles se redressent lorsqu'elles sont vues d'un point de vue déterminé ». Mais ces transformations n'ont pas seulement valeur formelle. Les changements à vue qu'elles ménagent assurent une illustration aux opérations les plus variées de l'entendement, dont les objets pulvérisés tiendront leur charge affective d'une participation équivoque à un double système de référence. « La perspective prend place dans un système de connaissance du monde... L'anamorphose rejoint les sciences occultes, et en même temps les théories du doute, ce qui nous amène aux vanités. »

En bref, il existe, serait-on tenté de dire, une sorte de rêve naturel, capté aux jeux indéfiniment multipliés de l'optique ; et sans[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Média

Gaston Bachelard - crédits : Éditions Corti, 1984

Gaston Bachelard

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