IMAGINATION (notions de base)
L’imagination créatrice
Ce sont les artistes qui ont le mieux compris la dimension créatrice de l’imagination et qui en ont le mieux décrit la dynamique. Renversant la formule de Malebranche, Baudelaire (1821-1867) érige l’imagination en « reine des facultés » (Salon de 1859). Peintres, poètes et romanciers savent mieux que quiconque que, lorsqu’ils lâchent la bride à leur imaginaire, celui-ci ne leur propose nullement des copies de la réalité extérieure, mais des mondes inouïs qui n’ont aucun équivalent dans le monde perçu.
Pareille réhabilitation de l’imagination pourrait être suspectée d’irrationalisme quand on sait que c’est au sein du courant romantique qu’elle s’est manifestée le plus nettement. Mais ce soupçon s’évanouit sitôt qu’on découvre que de grands scientifiques, tel Erwin Schrödinger (1887-1961), confirment les intuitions des romantiques. En 1958, dans son livreL’Esprit et la matière, le physicien prend l’exemple de la perception de la couleur jaune dans le chapitre « Le mystère des qualités sensibles ». Il y démontre avec brio que le jaune « perçu » ne se trouve ni dans le monde objectif, qui ne contient que des ondes incolores, ni dans le corps biologique (puisqu’il n’y a pas la moindre trace de jaune ni sur la rétine, ni dans le nerf optique, ni dans le lobe occipital du cerveau). Pour Schrödinger, le jaune dont nous faisons l’expérience est donc une véritable création de notre esprit qui, s’emparant de réalités objectives d’une tout autre nature, « invente » cette couleur en imaginant un jaune que la conscience prend à tort, sous-estimant sa puissance, pour un calque du monde extérieur.
Auparavant, le seul philosophe à avoir eu l’intuition de la puissance de l’imaginaire a été Friedrich Nietzsche (1844-1900) : c’est le rêve qui est le mieux à même de nous permettre de saisir le fonctionnement profond de l'imagination. Activité onirique et activité consciente sont toutes deux des interprétations, il n'y a de l'une à l'autre qu'une différence de degré. « Il y a bien plus de suite d’images dans le cerveau, écrit Nietzsche, que l’on en utilise pour penser : l’intellect choisit rapidement les images semblables, l’image choisie produit à son tour une profusion d’images mais, rapidement, l’intellect choisit de nouveau une image parmi celles-ci, et ainsi de suite. La pensée consciente n’est qu’un choix parmi des représentations. Il y a un long chemin jusqu’à l’abstraction » (Le Livre du philosophe, 1873).
Retenons des analyses nietzschéennes les quatre conclusions suivantes :
– Le rêve a pour origine nos excitations nerveuses, il a exactement la même origine que les représentations de la veille.
– Le rêve nocturne, mais tout aussi bien la perception diurne, sont en fait des commentaires rationalisants par le biais desquels notre esprit substitue le familier à l'étrange, le connu à l'inconnu. La même démarche intellectuelle est à l’œuvre la nuit et le jour. Rien ne distingue fondamentalement les métaphores nocturnes et les « explications » diurnes.
– Le rêve est un révélateur unique de la rapidité extraordinaire avec laquelle nous produisons des images à fonction explicative.
– Les concepts ne sont nullement les antithèses des images, mais les ultimes produits d’une « sélection artiste », ce qui signifie pour Nietzsche que le travail de création qui a débuté avec les images se poursuit avec l’élaboration des concepts. Ceux-ci sont le fruit de la dernière phase d'une action productrice continue, d'abord prodigue et tumultueuse comme le sont les forces qui animent l'Univers, puis plus organisée, plus réduite aussi, soucieuse de clarté et d'individuation. Il n'y a pas ici dualité, mais continuité depuis l’effervescence des images jusqu'à l'organisation lumineuse des[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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