IMITATION, esthétique
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Littérature
La notion d'imitation doit sa place centrale dans la tradition critique à la Poétique d'Aristote. Elle traduit en effet le terme grec de mimèsis. Platon caractérisait déjà l'activité artistique comme imitation des choses ou plutôt de leur apparence – et les choses elles-mêmes n'offrant qu'un reflet dégradé de l'Idée, l'œuvre d'art serait une imitation au second degré, « imitation d'imitation ». Au livre X de La République, il justifie sa condamnation des poètes au motif que « l'art d'imiter est bien éloigné du vrai ». La forme littéraire la plus imitative de son point de vue, la tragédie, est donc aussi la plus condamnable ; il l'oppose au dithyrambe, poésie selon lui purement narrative, et au genre mixte – à la fois narratif et imitatif – de l'épopée. Si Aristote reprend la caractérisation de la tragédie par la mimèsis, c'est au contraire pour l'exalter : elle produit moins une copie du réel, comme le ferait l'histoire (historia), que sa re-création dans une sorte de fiction (muthos), qui permet notamment de transmuer les émotions ; ainsi éprouve-t-on un plaisir particulier au spectacle des passions (la terreur et la pitié), qui libère de leur emprise. Il n'y a plus lieu d'opposer le récit (diègèsis) à la mimèsis : l'épopée homérique donne l'exemple d'une représentation de l'action, certes non par les moyens de la théâtralisation, mais par ceux de la narration. Cependant, alors même qu'Aristote prétend fonder sa Poétique sur une faculté naturelle, l'instinct d'imiter, qui rendrait compte de l'activité artistique dans son ensemble, il néglige les formes non imitatives de la poésie – en premier lieu le lyrisme, sans doute trop attaché selon ses critères au particulier, voire au singulier. De plus, l'ouvrage, tel qu'il a été conservé, valorise nettement la tragédie aux dépens de la comédie.
Un deuxième sens est apparu au fur et à mesure de la constitution d'une tradition culturelle en Occident. On qualifie de classiques les œuvres que l'éducation scolaire propose comme objets d'étude. Les écrivains dits classiques reconnaissent ces dernières comme des modèles à imiter. Cette imitation n'a pour eux rien de servile. Ils y voient au contraire la condition d'une œuvre durable, c'est-à-dire capable de dialoguer avec celles d'un autre temps. Mais ce deuxième sens se complique : dans le contexte chrétien, Dieu seul peut être considéré comme authentique créateur. Il ne s'agit donc, au mieux, que d'imiter sa création – c'est-à-dire, en accord apparent avec Aristote, la « nature ». Lorsque le classicisme français professe l'imitation des Anciens, il marque par là une restriction très consciente de l'art au domaine profane, qu'il identifie à l'héritage « païen ». C'est l'attitude qui domine, au xviie siècle, avec le rejet de l'épopée et du merveilleux chrétiens (Nicolas Boileau). Mais elle se coupe à la fois de ce que l'époque elle-même considère comme les plus hautes valeurs (la religion) et de ce que l'imitation comme pratique engendre comme nouveauté : en peinture, la nature morte, le paysage et le portrait (l'historien d'art Ernst Gombrich a signalé le lien avec les pays réformés, « frustrés » d'un grand art religieux) ; et, en littérature, les formes modernes de la comédie ou du roman.
Il y aura donc deux façons très différentes, et progressivement contraires, d'entendre l'imitation : d'un côté la médiation de modèles, qui conduit par exemple à la topique d'un paysage idéal (locus amœnus, « lieu plaisant »), celui depuis Virgile de l'Arcadie, bien plus prégnant dans l'imaginaire classique qu'un hypothétique « sentiment de la nature » ; de l'autre la prétention qu'on pourrait dire « naturaliste » à montrer les choses telles qu'elles sont, comme au théâtre en présentant les caractères « au naturel » (c'est déjà la ligne de défense de Molière contre l'accusation d'immoralisme), sorte de valeur refuge des artistes, marquant l'autonomie de leur art. Le vrai s'oppose alors au vraisemblable – catégorie que la doctrine classique dérivait de la conception aristotélicienne. Cette orientation, dominante au xixe siècle, sera revendiquée par l'école réaliste.
Pourtant, il est frappant de constater à quel point au xviiie siècle le principe classique de l'imitation semblait indépassable. Le terme s'y rencontre sans arrêt, au sens de l'imitation de la « belle nature », et donc de l'imitation « idéale » (opposée à l'imitation comme copie). Mais le concept subit un infléchissement décisif dès lors que la réflexion porte sur l'art d'écrire non plus isolément, mais dans la comparaison aux autres arts : on passe alors d'une poétique à une esthétique. Et si l'art en général « a pour but l'imitation » (Denis Diderot), il se dégage de l'édifice rhétorique, qui lui assignait pour fin de plaire et d'instruire, ou de persuader (reste néanmoins à émouvoir : désormais l'œuvre se juge à son effet, le pathétique). En outre, l'imitation est conçue à partir de la peinture, c'est-à-dire comme ressemblance. Celle-ci ne pouvant, dans le cas de l'écriture, être visuelle, on la cherchera du côté du matériau verbal : tentatives de « mimologiques » phonétiques et surtout, avec Gotthold Ephraim Lessing (Laocoon, 1766), définition de la poésie comme art de la succession, de la temporalité (par opposition aux arts plastiques dont les moyens propres sont spatiaux). Puis l'artiste ne cherchera bientôt plus qu'en lui-même, dans le rejet des règles, le moyen d'accorder le son et le sens : mystérieux privilège de son génie ou travail de l'artifice pour celui qui, convaincu de l'indépassable arbitraire du signe, forge avec la langue, au moyen surtout de la comparaison ou de la métaphore, un texte saturé de sens. Dans les deux cas (disons : le romantisme et le symbolisme), il ne s'agit plus, comme avec l'usage naïf de l'allégorie, d'une correspondance réglée entre le monde et le poème, mais d'une activité propre au langage, qu'il accède magiquement au « surréel » ou qu'il se coupe délibérément de son dehors, rompant avec l'illusion de la représentation. La rupture cette fois est complète : c'en serait fini de ce qu'André Breton qualifiait avec mépris, reprenant un mot de Marcel Duchamp, de peinture « rétinienne » ; l'art n'imite plus, il crée.
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Écrit par
- Danièle COHN : professeur d'esthétique à l'École des hautes études en sciences sociales, Paris
- François TRÉMOLIÈRES : professeur de littérature française du XVIIe siècle, université Rennes-2
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