IMMANENCE ET TRANSCENDANCE
L'immanence radicale
C'est avec Spinoza (précédé notamment par Giordano Bruno, brûlé à Rome en 1600) qu'on assiste à la critique radicale de la métaphysique de la transcendance. Puisque le monde (ou Nature), étant infini, ne saurait être qu'un, il est également incréé, permanent et infini : par-delà toute création ex nihilo (le créationnisme étant la marque ultime de tout transcendantalisme) la Nature est la Substance ou Dieu même.
L'immanence, dès lors, est entière et parfaite. Dieu est ce monde-ci, il agit en lui comme cause immanente, il n'est pas une personne extérieure ni par conséquent un pouvoir créateur ou un fondement de la morale. Le réel est, et il doit s'expliquer par lui-même et par lui seul. De même, la morale et la politique trouvent leur fondement en l'homme seul et la finalité de l'existence humaine, comme perfection, n'est pas de sortir de ce monde-ci et de franchir ou transgresser ses limites, mais bien au contraire de le maîtriser par la connaissance et de s'y accomplir comme existence à la fois pensée et heureuse. L'homme n'est plus un empire dans un empire mais une partie de la Nature. Il est de ce monde et trouve sa liberté et son sens dans ce monde-ci.
On n'a pas affaire, cependant, à un empirisme ou à un matérialisme, mais à un monisme rigoureux. Un seul monde, une seule nature, un seul système d'explication. Mais ce système est réflexif, ce monde est une totalité, et l'immanence réside dans le fait que la totalité se réfléchit et se connaît dans chaque partie, tandis que toutes les parties dépendent de toutes les autres et de la totalité. En morale, en politique ou en métaphysique, aucun principe n'est extérieur à ce monde dont l'homme est une partie, et dans chaque discipline et dans chaque région d'être, chaque élément s'explique par l'ensemble des éléments.
En outre, cette immanence conserve en l'éclairant l'opposition du fini et de l'infini (qui restent cependant ontologiquement homogènes) et l'opposition de la servitude et de la liberté. C'est que l'immanence spinoziste n'exclut pas mais suppose au contraire l'accroissement indéfini de la conscience, du pouvoir et de la joie d'exister pour l'homme, comme individu unique et comme être social. La transcendance a bien été chassée, cependant le Dieu traditionnel « n'est que l'asile de notre ignorance » et le monisme spinoziste est un athéisme masqué. L'effort, la générosité, la conscience des tâches ardues et des cheminements exceptionnels n'ont pas disparu pour autant. Bien au contraire : seul un tel humanisme de l'immanence peut rendre l'homme à lui-même et lui faire prendre conscience que, si la liberté est difficile, elle est cependant sa propre tâche où lui seul est intéressé et où lui seul peut être efficace et déterminant.
Tout se passe comme si la transcendance, de verticale était devenue horizontale et comme si, pourtant, l'économie de ce mot (et avec lui de toute théologie usurpatrice) permettait enfin à la philosophie de comprendre que l'enjeu de la philosophie même et de l'existence humaine n'était rien d'autre que l'homme, comme liberté et comme sens.
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Écrit par
- Robert MISRAHI : professeur à l'université de Paris-I
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