IMMANENCE ET TRANSCENDANCE
La transcendance intériorisée
Le mouvement des idées et des sociétés n'a pourtant pas permis à cette haute conscience de se maintenir. La transcendance, comme un refoulé, a tenté d'opérer un retour et de se frayer à nouveau un chemin à travers les conceptions les plus neuves et les plus existentielles de l'immanence. L'exemple de Schopenhauer est à cet égard fort instructif puisque, soucieux de construire une vision du monde parfaitement athée et moniste, il réintroduit sous le nom de Vouloir-Vivre cosmique une manière de transcendance.
Car la Volonté dépasse à ce point les individus (qui n'en sont que l'objectivation éphémère et phénoménale) qu'elle constitue une véritable transcendance ; mais comme elle est la source du Désir insatiable et donc de toute souffrance, elle doit être combattue et niée avec toutes les ressources de l'ascétisme et de la contemplation. Mais dès lors une deuxième transcendance est posée, non plus force naturelle et métaphysique à nier, mais idéal exceptionnel à atteindre ; seuls l'atteignent, et fort rarement, le saint, le génie ou le philosophe. La vision moniste du monde redevient une vision morale d'allure spiritualiste et la transcendance éthique à nouveau dépasse l'homme et est censée inspirer son action, ou plutôt sa négation désespérée de la vie et de l'action. C'est à fort bon droit, de son point de vue, que Schopenhauer évoque avec admiration les mystiques quiétiste, chrétienne et indienne.
Ce renversement dialectique qui change une révolution ontologique moniste en une morale plus ou moins mystique ou mythique est en réalité le même chez Nietzsche. De la mort de Dieu à la naissance du surhomme, c'est le même itinéraire qui est parcouru. L'homme, à nouveau, malgré les déclarations fracassantes sur le renversement des valeurs, est présenté comme quelque chose qui doit être dépassé et le surhomme est sa nouvelle transcendance, idéal, fin, but situé hors de lui et loin au-dessus de lui, réalisable en droit par quelques-uns seulement mais jamais encore réalisé en fait.
À l'inverse du spinozisme (cet athéisme qui, pour des raisons de prudence politique, se donnait pour une philosophie du divin mais construisait en réalité une véritable éthique de l'immanence où seul l'homme, et tout homme, pouvait définir ses valeurs et sa joie), les philosophies du xixe siècle sont fort souvent des doctrines qui se donnent pour immanentistes mais qui réintroduisent subrepticement le transcendant : la sainteté ou le vouloir-vivre, le surhomme ou le retour éternel, l'évolution des espèces, l'histoire ou le devenir de l'Esprit sont autant de réalités impersonnelles, extérieures et supérieures à l'expérience individuelle, englobant la subjectivité et fabriquant son destin sans elle. Aliéné par ces transcendances masquées, l'homme en fin de compte perd tout son pouvoir sur la nature, sur l'histoire ou sur lui-même, puisque, en lui, c'est toujours quelque chose ou quelqu'un d'autre qui agit.
La transcendance, restaurée après avoir été chassée, va prendre dès lors un nouveau visage : elle sera intérieure à l'homme, intérieure au monde, et par conséquent immanente. Elle sera une forme de l'immanence, sa contestation intérieure, son renversement permanent, et comme l'évidence déchirante de l'Autre au sein du Même. C'est ce mouvement que réalise la philosophie existentielle dans sa forme religieuse, depuis Kierkegaard jusqu'à Jaspers et Gabriel Marcel (mais aussi dans la philosophie religieuse d'un Maurice Blondel qui, méditant sur l'action, découvre dans la créature la transcendance du spirituel). La philosophie de Kierkegaard ne prétend certes pas être un immanentisme : pourtant la découverte de la subjectivité, la description de la [...]
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Écrit par
- Robert MISRAHI : professeur à l'université de Paris-I
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