IMMÉDIAT
La constitution du mot recèle le nœud des problèmes philosophiques où s'embarrasse la pensée qui veut prendre l'immédiat pour objet. Mieux vaudrait dire : sa re-constitution puisque l'adjectif substantivé –« immédiat » – n'est que le double tardif du substantif « immédiateté ». Qu'on ne tienne pas cette formation seconde pour secondaire. Les deux mots ne font pas double emploi ; il y a plutôt redoublement significatif, réajustement du signifiant au signifié : comme si l'immédiateté, dans son abstraction, avait laissé échapper l'essentiel de ce qu'elle veut désigner : la réalité riche et concrète de l'immédiat.
Cette réforme du langage indique bien les exigences spéculatives auxquelles elle répond : celles de certaines philosophies du « vécu », de la « conscience », de l'« existence »... Mais, loin de résoudre les difficultés inhérentes à la notion, elle les rend plus criantes ; c'est là son grand mérite. À le prendre au mot, en effet, l'immédiat se donne pour la simple négation du médiat. C'est dire qu'il doit être tenu pour second par rapport à ce dont il est la négation. Or, il est précisément de l'essence du médiat de ne pouvoir être premier, de supposer dans sa définition même, à titre de « précédent », un immédiat. Ainsi s'inversent les termes, à l'infini : le cercle est décrit qui du définissant renvoie sans cesse au défini, et réciproquement.
Le « sophisme », quittée l'abstraction de la logique, prend la dimension d'une tragédie : la figure de cet étrange piège où se débat le poète dont la pensée s'épuise à vouloir s'arracher à soi-même pour recueillir, pure de tout artifice, toute la réalité du réel. Drame de l'impuissance à saisir par le verbe « le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui » (Mallarmé). Ineffable bonheur si, le temps d'un souffle ou d'un soupir », « les sables du temps se changent en grains d'or » (Edgar Poe).
Ce drame est celui de la vie même du poète ; c'est aussi la voie qui mène à l'imaginaire où, dans une transparence sans obstacle, se résout la contradiction et se concilient les inconciliables.
Le philosophe, lui, n'a pas cette ressource. C'est pourquoi l'immédiat hante toute l'histoire de la philosophie. On pourrait, en effet, soutenir que toutes les « théories de la connaissance » ne déploient le champ de leurs catégories qu'entre deux points d'immédiateté : entre l'immédiateté donnée (dans le vécu) du sujet aux objets extérieurs et l'immédiateté ultime du sujet à son objet (de connaissance). Ne s'achèvent-elles pas toutes au jour de la Vérité, conçue comme « adéquation de la chose et de l'esprit », lorsque est annulée, dans la manifestation de l'essence en personne du réel, la distance qui sépare ces deux immédiats ?
C'est une telle problématique qui, semble-t-il, est à l'œuvre, secrète ou évidente, dans la « philosophie classique », de Descartes à Hegel. Entre l' idéalisme cartésien et son image renversée, le sensualisme du xviiie siècle, s'opère autour de l'immédiat un singulier mouvement de pivot : de la transparence immédiate de son objet à la « lumière naturelle », on va vers celle d'une Nature conçue comme lumineuse à l'esprit qui observe.
Deux issues sont alors possibles, et deux seulement : ou bien l'on brise le cercle en rejetant les deux points de l'immédiat en deçà et au-delà de la connaissance – c'est ce que fait Kant ; ou bien l'on tente de penser le cercle et l'on pose la coïncidence des deux points – c'est ce que fait le système hégélien, où l'origine s'avère être la fin, et la fin l'origine ; l'immédiat est tout à la fois l'ultime et le primitif ; et, pour faire[...]
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Écrit par
- Dominique LECOURT : professeur des Universités, ancien recteur d'académie
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