Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

IMPROVISATIONS SUR BALZAC (M. Butor)

Il n'existe pas de solution de continuité entre l'œuvre poétique, la fiction et l'étude critique dans l'œuvre de Michel Butor. Sa démarche s'inspire toujours de la volonté d'inscrire son propos, d'ordre narratif ou poétique, dans un cadre précisément délimité. Une géométrie rigoureuse enserre la réalité descriptive ou psychologique dans un schéma qui peut apparaître comme une construction artificielle, mais dont on s'aperçoit qu'elle met en perspective l'objet, thème de l'essai ou du récit, et ouvre un horizon nouveau au roman comme à la réflexion critique. C'est ainsi que dans La Modification (1957), un voyage en chemin de fer de Paris à Rome, ponctué d'incessants renvois à d'autres voyages sur la même ligne que rythment les stations, illustre les étapes, articulées sur le rapport espace-temps, du changement intérieur qui s'opère dans la conscience d'un personnage pris à partie par le narrateur anonyme du récit. D'où un approfondissement psychologique, en apparence déterminé par l'évolution, la « modification » des sentiments amoureux du voyageur, mais en vérité lié au dévoilement d'un mythe éternel : l'emprise de Rome sur l'inconscient occidental.

Les trois volumes de ces Improvisations (La Différence, Paris, 1999), comme on dit d'ébauches ou d'esquisses en peinture, obéissent au même parti pris. À partir d'un cours prononcé à l'université de Genève, Michel Butor privilégie, dans sa lecture de La Comédie humaine, les études philosophiques, le rôle des femmes, l'influence de Paris dans la conception romanesque qui a présidé à l'élaboration de l'œuvre balzacienne. On retrouve dans l'éclairage de l'écrivain l'obsession liée à la formation du génie (Le Marchand et le génie) à la fascination exercée par la grande ville (Paris à vol d'archange), à l'envoûtement pervers de la séduction féminine (Scènes de la vie féminine), thèmes majeurs des principaux romans de Butor. Un postulat emprunté à Balzac lui-même, dans sa préface définitive à La Comédie humaine, sert ici de fil directeur : la Révolution a été une catastrophe irréparable et ses conséquences sont incalculables sur la société française. Irrémédiablement pervertie par la destruction des valeurs sur lesquelles reposait la hiérarchie de l'Ancien Régime, la société est sortie de ses « gonds », rendue folle par la circulation de l'argent, des femmes, des emplois tous subordonnés au mensonge, au déguisement, au simulacre. Seul le génie, que celui-ci soit un artiste (Le Frenhofer du Chef-d'œuvre inconnu, Louis Lambert ou Balzac) ou un chef d'État (Napoléon), peut sauver le monde qui court à sa perte. Mais il ne peut accomplir sa mission que s'il n'abat pas son jeu d'emblée, c'est-à-dire en avançant masqué pour ne pas devenir la cible de tous ceux qui ont intérêt à l'empêcher d'accomplir sa fonction rédemptrice. C'est donc par dévoilement progressif que le romancier, secondé dans sa tâche par l'entregent romanesque des femmes, ses principales lectrices, construit son œuvre dont les étages successifs dissimulent d'abord les abîmes sur lesquels elle est édifiée et que, peu à peu, elle révèle.

La forme en boucle que Butor donne à son propos, en appliquant la même grille de lecture aux différents aspects de l'œuvre balzacienne, épouse la circularité de La Comédie humaine, assurée par le retour des personnages, la permanence symbolique de la cathédrale comme forme idéale, la distribution en trois parties : Études de mœurs, Études philosophiques, Études analytiques, qui renvoie aux cercles de La Divine Comédie de Dante.

Cette lecture générale qu'il fait de l'œuvre de Balzac, Michel Butor l'applique comme une grille[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification